LAssommoir | Page 4

Emile Zola
doigts,
mangeant leur pain d'un sou en marchant; des jeunes gens efflanqués,
aux habits trop courts, aux yeux battus, tout brouillés de sommeil; de
petits vieux qui roulaient sur leurs pieds, la face blême, usée par les
longues heures du bureau, regardant leur montre pour régler leur
marche à quelques secondes près. Et les boulevards avaient pris leur
paix du matin; les rentiers du voisinage se promenaient au soleil; les
mères, en cheveux, en jupes sales, berçaient dans leurs bras des enfants
au maillot, qu'elles changeaient sur les bancs; toute une marmaille mal
mouchée, débraillée, se bousculait, se traînait par terre, au milieu de
piaulements, de rires et de pleurs. Alors, Gervaise se sentit étouffer,
saisie d'un vertige d'angoisse, à bout d'espoir; il lui semblait que tout
était fini, que les temps étaient finis, que Lantier ne rentrerait plus
jamais. Elle allait, les regards perdus, des vieux abattoirs noirs de leur
massacre et de leur puanteur, à l'hôpital neuf, blafard, montrant, par les
trous encore béants de ses rangées de fenêtres, des salles nues où la
mort devait faucher. En face d'elle, derrière le mur de l'octroi, le ciel
éclatant, le lever de soleil qui grandissait au-dessus du réveil énorme de
Paris, l'éblouissait.
La jeune femme était assise sur une chaise, les mains abandonnées, ne
pleurant plus, lorsque Lantier entra tranquillement.
-- C'est toi! c'est toi! cria-t-elle, en voulant se jeter à son cou.
-- Oui, c'est moi, après? répondit-il. Tu ne vas pas commencer tes
bêtises, peut-être!
Il l'avait écartée. Puis, d'un geste de mauvaise humeur, il lança à la
volée son chapeau de feutre noir sur la commode. C'était un garçon de
vingt-six ans, petit, très-brun, d'une jolie figure, avec de minces
moustaches, qu'il frisait toujours d'un mouvement machinal de la main.
Il portait une cotte d'ouvrier, une vieille redingote tachée qu'il pinçait à
la taille, et avait, en parlant un accent provençal très-prononcé.
Gervaise, retombée sur la chaise, se plaignait doucement, par courtes
phrases.
-- Je n'ai pas pu fermer l'oeil... Je croyais qu'on t'avait donné un
mauvais coup... Où es-tu allé? où as-tu passé la nuit? Mon Dieu! ne
recommence pas, je deviendrais folle... Dis, Auguste, où es-tu allé?
-- Où j'avais affaire, parbleu! dit-il avec un haussement d'épaules.
J'étais à huit heures à la Glacière, chez cet ami qui doit monter une

fabrique de chapeaux. Je me suis attardé. Alors, j'ai préféré coucher...
Puis, tu sais, je n'aime pas qu'on me moucharde. Fiche-moi la paix!
La jeune femme se remit à sangloter. Les éclats de voix, les
mouvements brusques de Lantier, qui culbutait les chaises, venaient de
réveiller les enfants. Ils se dressèrent sur leur séant, demi-nus,
débrouillant leurs cheveux de leurs petites mains; et, entendant pleurer
leur mère, ils poussèrent des cris terribles, pleurant eux aussi de leurs
yeux à peine ouverts.
-- Ah! voilà la musique! s'écria Lantier furieux. Je vous avertis, je
reprends la porte, moi! Et je file pour tout de bon, cette fois... Vous ne
voulez pas vous taire? Bonsoir! je retourne d'où je viens.
Il avait déjà repris son chapeau sur la commode. Mais Gervaise se
précipita, balbutiant:
-- Non, non!
Et elle étouffa les larmes des petits sous des caresses. Elle baisait leurs
cheveux, elle les recouchait avec des paroles tendres. Les petits, calmés
tout d'un coup, riant sur l'oreiller, s'amusèrent à se pincer. Cependant, le
père, sans même retirer ses bottes, s'était jeté sur le lit, l'air éreinté, la
face marbrée par une nuit blanche. Il ne s'endormit pas, il resta les yeux
grands ouverts, à faire le tour de la chambre.
-- C'est propre, ici! murmura-t-il.
Puis, après avoir regardé un instant Gervaise, il ajouta méchamment:
-- Tu ne te débarbouilles donc plus?
Gervaise n'avait que vingt-deux ans. Elle était grande, un peu mince,
avec des traits fins, déjà tirés par les rudesses de sa vie. Dépeignée, en
savates, grelottant sous sa camisole blanche où les meubles avaient
laissé de leur poussière et de leur graisse, elle semblait vieillie de dix
ans par les heures d'angoisse et de larmes qu'elle venait de passer. Le
mot de Lantier la fit sortir de son attitude peureuse et résignée.
-- Tu n'es pas juste, dit-elle en s'animant. Tu sais bien que je fais tout ce
que je peux. Ce n'est pas ma faute, si nous sommes tombés ici... Je
voudrais te voir, avec les deux enfants, dans une pièce où il n'y a pas
même un fourneau pour avoir de l'eau chaude... Il fallait, en arrivant à
Paris, au lieu de manger ton argent, nous établir tout de suite, comme tu
l'avais promis.
-- Dis donc! cria-t-il, tu as croqué le magot avec moi; ça ne te va pas,
aujourd'hui, de cracher sur les bons morceaux!

Mais elle ne parut pas l'entendre, elle continua:
-- Enfin, avec du courage, on pourra
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