LArgent | Page 8

Emile Zola
la Bourse?» s'écria-t-il, en serrant la main
d'un grand jeune homme brun, aux petites moustaches, à l'air décidé et
volontaire.
Jordan, dont le père, un banquier de Marseille, s'était autrefois suicidé,
à la suite de spéculations désastreuses, battait depuis dix ans le pavé de
Paris, enragé de littérature, dans une lutte brave contre la misère noire.
Un de ses cousins, installé à Plassans, où il connaissait la famille de
Saccard, l'avait autrefois recommandé à ce dernier, lorsque celui-ci
recevait tout Paris, dans son hôtel du parc Monceau.
«Oh! à la Bourse, jamais!» répondît le jeune homme, avec un geste
violent, comme s'il chassait le souvenir tragique de son père.

Puis, se remettant à sourire:
«Vous savez que je me suis marié... Oui, avec une petite amie d'enfance.
On nous avait fiancés aux jours où j'étais riche, et elle s'est entêtée à
vouloir quand même du pauvre diable que je suis devenu.
--Parfaitement, j'ai reçu la lettre de faire part, dit Saccard. Et
imaginez-vous que j'ai été en rapport, autrefois, avec votre beau-père,
M. Maugendre, lorsqu'il avait sa manufacture de bâches, à la Villette. Il
a dû y gagner une jolie fortune.»
Cette conversation avait lieu prés d'un banc, et Jordan l'interrompit,
pour présenter un monsieur gros et court, à l'aspect militaire, qui se
trouvait assis, et avec lequel il causait, lors de la rencontre.
«Monsieur le capitaine Chave, un oncle de ma femme.... Mme
Maugendre, ma belle-mère, est une Chave, de Marseille.»
Le capitaine s'était levé, et Saccard salua. Celui-ci connaissait de vue
cette figure apoplectique, au cou raidi par l'usage du col de crin, un de
ces types d'infimes joueurs au comptant, qu'on était certain de
rencontrer tous les jours là, d'une heure à trois. C'est un jeu de
gagne-petit, un gain presque assuré de quinze à vingt francs, qu'il faut
réaliser dans la même Bourse.
Jordan avait ajouté avec son bon rire expliquant sa présence:
«Un boursier féroce, mon oncle, dont je ne fais, parfois, que serrer la
main en passant.
--Dame! dit simplement le capitaine, il faut bien jouer, puisque le
gouvernement, avec sa pension, me laisse crever de faim.»
Ensuite, Saccard, que le jeune homme intéressait par sa bravoure à
vivre, lui demanda si les choses de la littérature marchaient. Et Jordan,
s'égayant encore, raconta l'installation de son pauvre ménage à un
cinquième de l'avenue de Clichy; car les Maugendre, qui se défiaient
d'un poète, croyant avoir beaucoup fait en consentant au mariage,

n'avaient rien donné, sous le prétexte que leur fille, après eux, aurait
leur fortune intacte, engraissée d'économies. Non, la littérature ne
nourrit pas son homme, il avait en projet un roman qu'il ne trouvait pas
le temps d'écrire, et il était entré forcément dans le journalisme, où il
bâclait tout ce qui concernait son état, depuis des chroniques, jusqu'à
des comptes rendus de tribunaux et même des faits divers.
«Eh bien, dit Saccard, si je monte ma grande affaire, j'aurai peut-être
besoin de vous. Venez donc me voir.»
Après avoir salué, il tourna derrière la Bourse. Là, enfin, la clameur
lointaine, les abois du jeu cessèrent, ne furent qu'une rumeur vague,
perdue dans le grondement de la place. De ce côté, les marches étaient
également envahies de monde; mais le cabinet des agents de change,
dont on voyait les tentures rouges par les hautes fenêtres, isolait du
vacarme de la grande salle la colonnade, où des spéculateurs, les
délicats, les riches, s'étaient assis commodément à l'ombre,
quelques-uns seuls, d'autres par petits groupes, transformant en une
sorte de club ce vaste péristyle ouvert au plein ciel. C'était un peu, ce
derrière du monument, comme l'envers d'un théâtre, l'entrée des artistes,
avec la rue louche et relativement tranquille, cette rue
Notre-Dame-des-Victoires, occupée toute par des marchands de vin,
des cafés, des brasseries, des tavernes, grouillant d'une clientèle
spéciale, étrangement mêlée. Les enseignes indiquaient aussi la
végétation mauvaise, poussée au bord d'un grand cloaque voisin des
compagnies d'assurances mal famées, des journaux financiers de
brigandage, des sociétés, des banques, des agences, des comptoirs, la
série entière des modestes coupe-gorge, installés dans des boutiques ou
à des entresols, larges comme la main. Sur les trottoirs, au milieu de la
chaussée partout, des hommes rôdaient, attendaient, ainsi qu'à la corne
d'un bois.
Saccard s'était arrêté à l'intérieur des grilles. Levant les yeux sur la
porte qui conduit au cabinet des agents de d'ange, avec le regard aigu
d'un chef d'armée examinant sous toutes ses faces la place dont il veut
tenter l'assaut, lorsqu'un grand gaillard, qui sortait d'une taverne,
traversa la rue et vint s'incliner très bas.

«Ah! monsieur Saccard, n'avez-vous rien pour moi? J'ai quitté
définitivement le Crédit mobilier, je cherche une situation.»
Jantrou était un ancien professeur, venu de Bordeaux à Paris, à la suite
d'une histoire restée louche. Obligé de quitter l'Université, déclassé,
mais beau garçon avec sa
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 182
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.