LArgent | Page 9

Emile Zola
barbe noire en éventail et sa calvitie précoce,
d'ailleurs lettré, intelligent et aimable, il était débarqué à la Bourse vers
vingt-huit ans, s'y était traîné et sali pendant dix années comme
remisier, en n'y gagnant guère que l'argent nécessaire a ses vices. Et,
aujourd'hui, tout à fait chauve, se désolant ainsi qu'une fille dont les
rides menacent le gagne-pain, il attendait toujours l'occasion qui devait
le lancer au succès, à la fortune.
Saccard, à le voir si humble, se rappela avec amertume, le salut de
Sabatani, chez Champeaux: décidément, les tarés et les ratés seuls lui
restaient. Mais il n'était pas sans estime pour l'intelligence vive de
celui-ci, et il savait bien qu'on fait les troupes les plus braves avec les
désespérés, ceux qui osent tout, ayant tout à gagner. Il se montra
bonhomme.
«Une situation, répéta-t-il. Eh! ça peut se trouver. Venez me voir.
--Rue Saint-Lazare, maintenant, n'est-ce pas?
--Oui, rue Saint-Lazare. Le matin.»
Ils causèrent. Jantrou était très animé contre la Bourse, répétant qu'il
fallait être un coquin pour y réussir, avec la rancune d'un homme qui
n'avait pas eu la coquinerie chanceuse. C'était fini, il voulait tenter autre
chose, il lui semblait que, grâce à sa culture universitaire, à sa
connaissance du monde, il pouvait se faire une belle place dans
l'administration. Saccard l'approuvait d'un hochement de tête. Et,
comme ils étaient sortis des grilles, longeant le trottoir jusqu'à la rue
Brongniart, tous deux s'intéressèrent à un coupé sombre, d'un attelage
très correct, qui était arrêté dans cette rue, le cheval tourné vers la rue
Montmartre. Tandis que le dos du cocher, haut perché, demeurait d'une
immobilité de pierre, ils avaient remarqué qu'une tête de femme, à deux
reprises, paraissait a la portière et disparaissait, vivement. Tout d'un

coup, la tête se pencha, s'oublia, avec un long regard d'impatience en
arrière, du côté de la Bourse.
«La baronne Sandorff», murmura Saccard.
C'était une tête brune très étrange, des yeux noirs brûlants sous des
paupières meurtries, un visage de passion à la bouche saignante, et que
gâtait seulement un nez trop long. Elle semblait fort jolie, d'une
maturité précoce, pour ses vingt-cinq ans, avec son air de bacchante
habillée par les grands couturiers du règne.
«Oui, la baronne, répéta Jantrou. Je l'ai connue, quand elle était jeune
fille, chez son père, le comte de Ladricourt. Oh! un enragé joueur, et
d'une brutalité révoltante. J'allais prendre ses ordres chaque matin, il a
failli me battre un jour. Je ne l'ai pas pleuré, celui-là, quand il est mort
d'un coup de sang, ruiné, à la suite d'une série de liquidations
lamentables.... La petite alors à dû se résoudre à épouser le baron
Sandorff, conseiller à l'ambassade d'Autriche, qui avait trente-cinq ans
de plus qu'elle, et qu'elle avait positivement rendu fou, avec ses regards
de feu.
--Je sais», dit simplement Saccard.
De nouveau, la tête de la baronne avait replongé dans le coupé. Mais,
presque aussitôt, elle reparut, plus ardente, le cou tordu pour voir au
loin, sur la place.
«Elle joue, n'est-ce pas?
--Oh! comme une perdue! Tous les jours de crise, on peut la voir la,
dans sa voiture, guettant les cours, prenant fiévreusement des notes sur
son carnet, donnant des ordres.... Et, tenez! c'était Massias qu'elle
attendait le voici qui la rejoint.»
En effet, Massias courait de toute la vitesse de ses jambes courtes, sa
cote a la main, et ils le virent qui s'accoudait a la portière du coupé, y
plongeant la tête a son tour, en grande conférence avec la baronne. Puis,
comme ils s'écartaient un peu, pour ne pas être surpris dans leur

espionnage, et comme le remisier revenait, toujours courant, ils
l'appelèrent. Lui, d'abord, jeta un regard de côté, s'assurant que le coin
de la rue le cachait; ensuite, il s'arrêta net, essoufflé, son visage fleuri
congestionné, gai quand même, avec ses gros yeux bleus d'une
limpidité enfantine.
«Mais qu'est-ce qu'ils ont? cria-t-il. Voilà le Suez qui dégringole. On
parle d'une guerre avec l'Angleterre. Une nouvelle qui les révolutionne,
et qui vient on ne sait d'où... Je vous le demande un peu, la guerre! qui
est-ce qui peut bien avoir inventé ça? A moins que ça ne se soit inventé
tout seul.... Enfin, un vrai coup de chien.»
Jantrou cligna des yeux.
«La dame mord toujours?
--Oh! enragée! Je porte ses ordres a Nathansohn.»
Saccard, qui écoutait, fit tout haut une réflexion.
«Tiens! c'est vrai, on m'a dit que Nathansohn était entré à la coulisse.
--Un garçon très gentil, Nathansohn, déclara Jantrou, et qui mérite de
réussir. Nous avons été ensemble au Crédit mobilier.... Mais il arrivera,
lui, car il est juif. Son père, un Autrichien, est établi à Besançon,
horloger, je crois.... Vous savez que ça l'a pris un jour, là-bas, au Crédit,
en voyant comment ça se manigançait. Il s'est dit que ce n'était
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