LArgent | Page 6

Emile Zola
savait les secrets, qui faisait à son gré la hausse ou la
baisse, comme Dieu fait le tonnerre. Pillerault lui-même le saluait,
n'ayant foi qu'en la force irrésistible du milliard. Il était midi et demi, et
Mazaud, qui lâchait vivement Amadieu, revint, se courba devant le
banquier, dont il avait parfois l'honneur de recevoir un ordre. Beaucoup
de boursiers étaient ainsi en train de partir, qui restèrent debout,
entourant le dieu, lui faisant une cour d'échines respectueuses, au
milieu de la débandade des nappes salies; et ils le regardaient avec
vénération prendre le verre d'eau, d'une main tremblante, et le porter à
ses lèvres décolorées.
Autrefois, dans les spéculations sur les terrains de la plaine Monceau;
Saccard avait eu des discussions, toute une brouille même avec
Gundermann. Ils ne pouvaient s'entendre, l'un passionné et jouisseur,
l'autre sobre et d'une froide logique. Aussi le premier, dans sa colère,
exaspéré encore par cette entrée triomphale, s'en allait-il, lorsque l'autre
l'appela.
«Dites donc, mon bon ami, est-ce vrai? vous les affaires.... Ma foi, vous
faites bien, ça vaut mieux.»
Ce fut, pour Saccard, un coup de fouet en plein visage. Il redressa sa
petite taille, il répliqua d'une voie aiguë comme une épée:
«Je fonde une maison de crédit au capital de vingt-cinq millions, et je
compte aller vous voir bientôt.»
Et il sortit, laissant derrière lui le brouhaha ardent de la salle, où tout le
monde se bousculait, pour ne pas manquer l'ouverture de la Bourse. Ah!
réussir enfin, remettre le talon sur ces gens qui lui tournaient lui
tournaient le dos, et lutter de puissance avec ce roi de l'or, et l'abattre
peut-être un jour! Il n'était pas décidé à lancer sa grande affaire, il
demeurait surpris de la phrase que le besoin de répondre lui avait tirée.
Mais pourrait-il tenter la fortune ailleurs, maintenant que son frère
l'abandonnait et que les hommes et les choses le blessaient pour le
rejeter à la lutte, comme le taureau saignant est ramené dans l'arène?
Un instant, il resta frémissant, au bord du trottoir. C'était l'heure active

où la vie de Paris semble affluer sur cette place centrale, entre la rue
Montmartre et la rue Richelieu, les deux artères engorgées qui charrient
la foule. Des quatre carrefours, ouverts aux quatre angles de la place,
des flots ininterrompus de voitures coulaient, sillonnant le pavé, au
milieu des remous d'une cohue de piétons. Sans arrêt, les deux files de
fiacres de la station, le long des grilles, se rompaient et se reformaient;
tandis que, sur la rue Vivienne, les victorias des remisiers s'allongeaient
en un rang pressé, que dominaient les cochers, guides en main, prêts à
fouetter au premier ordre. Envahis, les marches et le péristyle étaient
noirs d'un fourmillement de redingotes; et, de la coulisse, installée déjà
sous l'horloge et fonctionnant, montait la clameur de l'offre et de la
demande, ce bruit de marée de l'agio, victorieux du grondement de la
ville. Des passants tournaient la tête, dans le désir et la crainte de ce qui
se faisait là, ce mystère des opérations financières où peu de cervelles
françaises pénètrent, ces ruines, ces fortunes brusques, qu'on ne
s'expliquait pas, parmi cette gesticulation et ces cris barbares. Et lui, au
bord du ruisseau, assourdi par les voix lointaines, coudoyé par la
bousculade des gens pressés, il rêvait une fois de plus la royauté de l'or,
dans ce quartier de toutes les fièvres, où la Bourse, d'une heure à trois,
bat comme un coeur énorme, au milieu.
Mais, depuis sa déconfiture, il n'avait point osé rentrer à la Bourse; et,
ce jour-là encore, un sentiment de vanité souffrante, la certitude d'y être
accueilli, en vaincu, l'empêchait de monter les marches. Comme les
amants chassés de l'alcôve d'une maîtresse, qu'ils désirent davantage,
même en croyant l'exécrer, il revenait fatalement là, il faisait le tour de
la colonnade sous des prétextes, traversant le jardin, marchant d'un pas
de promeneur, à l'ombre des marronniers. Dans cette sorte de square
poussiéreux, sans gazon ni fleurs, où grouillait sur les bancs, parmi les
urinoirs et les kiosques à journaux, un mélangé de spéculateurs louches
et de femmes du quartier, en cheveux, allaitant des poupons, il affectait
une flânerie désintéressée, levait les yeux, guettait, avec la furieuse
pensée qu'il faisait le siège du monument, qu'il l'enserrait d'un cercle
étroit, pour y rentrer un jour en triomphateur.
Il pénétra dans l'angle de droite, sous les arbres qui font face à la rue de
la Banque, et tout de suite il tomba sur la petite bourse des valeurs

déclassées: les «Pieds humides», comme on appelle avec un ironique
mépris ces joueurs de la brocante, qui cotent en plein vent, dans la boue
des jours pluvieux, les titres des compagnies mortes. Il y avait là, en un
groupe tumultueux, toute une juiverie malpropre, de grasses faces
luisantes, des
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