neveux, restait impénétrable, n'ayant rien à dire;
tandis que l'agent, que les ordres de vente qu'il recevait commençaient à
étonner, se contentait de hocher la tête, par une habitude
professionnelle de discrétion.
«Le Suez, c'est très bon!» déclara de sa voix chantante Sabatani, qui,
avant de sortir, se dérangea de son chemin, pour serrer galamment la
main de Saccard.
Et Saccard garda un moment la sensation de cette poignée de main, si
souple, si fondante, presque féminine.. Dans son incertitude de la route
à prendre, de sa vie à refaire, il les traitait tous de filous, ceux qui
étaient là. Ah! si on l'y forçait, comme il les traquerait, comme il les
tondrait, les Moser trembleurs, les Pillerault vantards, et ces Salmon
plus creux que des courges, et ces Amadieu dont le succès a fait le
génie! Le bruit des assiettes et des verres avait repris, les voix
s'enrouaient, les portes battaient plus fort, dans la hâte qui les dévorait
tous d'être là-bas, au jeu, si une débâcle devait se produire sur le Suez.
Et, par la fenêtre, au milieu de la place sillonnée de fiacres, encombrée
de piétons, il voyait les marches ensoleillées de la Bourse comme
mouchetées maintenant d'une montée continue d'insectes humains, des
hommes correctement vêtus de noir, qui peu à peu garnissaient la
colonnade; pendant que, derrière les grilles, apparaissaient quelques
femmes, vagues, rôdant sous les marronniers.
Brusquement, au moment où il entamait le fromage qu'il venait de
commander, une grosse voix lui fit lever la tête.
«Je vous demande pardon, mon cher. Il m'a été impossible de venir plus
tôt.»
Enfin, c'était Huret, un normand du Calvados, une figure épaisse et
large de paysan rusé, qui jouait l'homme simple. Tout de suite, il se fit
servir n'importe quoi, le plat du jour, avec un légume.
«Eh bien» demanda sèchement Saccard, qui se contenait.
Mais l'autre ne se pressait pas, le regardait en homme finassier et
prudent. Puis, en se mettant à manger, avançant la face et baissant la
voix:
«Et bien, j'ai vu le grand homme.... Oui, chez lui, ce matin.... Oh! il a
été très gentil, très gentil pour vous.»
Il s'arrêta, but un grand verre de vin, se mit une pomme de terre dans la
bouche.
«Alors?
--Alors, mon cher, voici.... Il veut bien faire pour vous tout ce qu'il
pourra, il vous trouvera une très jolie situation, mais pas en France...
Ainsi, par exemple, gouverneur dans une de nos colonies, une des
bonnes. Vous y seriez le maître, un vrai petit prince.»
Saccard était devenu blême.
«Dites donc, c'est pour rire, vous vous fichez du monde!... Pourquoi pas
tout de suite la déportation!... Ah! Il veut se débarrasser de moi. Qu'il
prenne garde que je finisse par le gêner pour de bon!»
Huret restait la bouche pleine, conciliant.
«Voyons, voyons, on ne veut que votre bien, laissez-nous faire.
--Que je me laisse supprimer, n'est-ce pas?... Tenez! tout à l'heure, on
disait que l'empire n'aurait bientôt plus une faute à commettre. Oui, la
guerre d'Italie, le Mexique, l'attitude vis-à-vis de la Prusse. Ma parole,
c'est la vérité!... Vous ferez tant de bêtises et de folies, que la France
entière se lèvera pour vous flanquer dehors.»
Du coup, le député, la fidèle créature du ministre, s'inquiéta, palissant,
regardant autour de lui.
«Ah! permettez, permettez, je ne peux pas vous suivre.... Rougon est un
honnête homme, il n'y a pas de danger, tant qu'il sera là... Non,
n'ajoutez rien, vous le méconnaissez, je tiens à le dire.»
Violemment, étouffant sa voix entre ses dents serrées, Saccard
l'interrompit.
«Soit, aimez-le, faites votre cuisine ensemble.... Oui ou non, veut-il me
patronner ici, à Paris?
--A Paris, jamais!»
Sans ajouter un mot, il se leva, appela le garçon, pour payer, tandis que,
très calme, Huret, qui connaissait ses colères, continuait à avaler de
grosses bouchées de pain et le laissait aller, de peur d'un esclandre.
Mais, à ce moment, dans la salle, il y eut une forte émotion.
Gundermann venait d'entrer, le banquier roi, le maître de la Bourse et
du monde, un homme de soixante ans, dont l'énorme tête chauve, au
nez épais, aux yeux ronds, à fleur de tête, exprimait un entêtement et
une fatigue immenses. Jamais il n'allait à la Bourse, affectant même de
n'y pas envoyer de représentant officiel; jamais non plus il ne déjeunait
dans un lieu public. Seulement, de loin en loin, il lui arrivait, comme ce
jour-là, de se montrer au restaurant Champeaux, où il s'asseyait à une
des tables pour se faire simplement servir un verre d'eau de Vichy, sur
une assiette. Souffrant depuis vingt ans d'une maladie d'estomac, il ne
se nourrissait absolument que de lait.
Tout de suite, le personnel fut en l'air pour apporter le verre d'eau, et
tous les convives présents s'aplatirent. Moser, l'air anéanti, contemplait
cet homme qui
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