LArgent | Page 4

Emile Zola
table en table,
acquérant la force d'une certitude l'Angleterre avait envoyé un
ultimatum, demandant la cessation immédiate des travaux. Amadieu,
évidemment, ne causait que de ça avec Mazaud, à qui il donnait l'ordre
de vendre tous ses Suez. Un bourdonnement de panique s'éleva dans
l'air chargé d'odeurs grasses, au milieu du bruit croissant des vaisselles
remuées. Et, à ce moment, ce qui porta l'émotion à son comble, ce fut
l'entrée brusque d'un commis de l'agent de change, le petit Flory, un
garçon à figure tendre, mangée d'une épaisse barbe châtaine. Il se

précipita, un paquet de fiches à la main, et les remit au patron, en lui
parlant à l'oreille.
«Bon!» répondit simplement Mazaud, qui classa les fiches dans son
carnet.
Puis, tirant sa montre:
«Bientôt midi! Dites à Berthier de m'attendre. Et soyez là vous-même,
montez chercher les dépêches.»
Lorsque Flory s'en fut allé, il reprit sa conversation avec Amadieu, tira
d'autres fiches de sa poche, qu'il posa sur la nappe, à côté de son
assiette; et, à chaque minute, un client qui partait se penchait au
passage, lui disait un mot, qu'il inscrivait rapidement sur un des bouts
de papier, entre deux bouchées. La fausse nouvelle, venue on ne savait
d'où, née de rien, grossissait comme une nuée d'orage.
«Vous vendez, n'est-ce pas?» demanda Moser à Salmon..
Mais le muet sourire de ce dernier fut si aiguisé de finesse, qu'il en
resta anxieux, doutant maintenant de cet ultimatum de l'Angleterre,
qu'il ne savait même pas avoir inventé.
«Moi, j'achète tant qu'on voudra», conclut Pillerault, avec sa témérité
vaniteuse de joueur sans méthode.
Les tempes chauffées par la griserie du jeu, que fouettait cette fin
bruyante de déjeuner, dans l'étroite salle, Saccard s'était décidé à
manger ses asperges, en s'irritant de nouveau contre Huret, sur lequel il
ne comptait plus. Depuis des semaines, lui, si prompt à se résoudre, il
hésitait, combattu d'incertitudes. Il sentait bien l'impérieuse nécessité
de faire peau neuve, et il avait rêvé d'abord une vie toute nouvelle, dans
la haute administration ou dans la politique. Pourquoi le Corps
législatif ne l'aurait-il pas mené au conseil des ministres, comme son
frère? Ce qu'il reprochait à la spéculation, c'était la continuelle
instabilité, les grosses sommes aussi vite perdues que gagnées: jamais il
n'avait dormi sur le million réel, ne devant rien à personne. Et, à cette

heure où il faisait son examen de conscience, il se disait qu'il était
peut-être trop passionné pour cette bataille de l'argent, qui demandait
tant de sang-froid. Cela devait expliquer comment, après une vie si
extraordinaire de luxe et de gêne, il sortait vidé, brûlé, de ces dix
années de formidables trafics sur les terrains du nouveau Paris, dans
lesquels tant d'autres, plus lourds, avaient ramassé de colossales
fortunes. Oui, peut-être s'était-il trompé sur ses véritables aptitudes,
peut-être triompherait-il d'un bond, dans la bagarre politique, avec son
activité, sa foi ardente. Tout allait dépendre de la réponse de son frère.
Si celui-ci le repoussait, le rejetait au gouffre de l'agio, eh bien! ce
serait sans doute tant pis pour lui et les autres, il risquerait le grand
coup dont il ne parlait encore à personne, l'affaire énorme qu'il rêvait
depuis des semaines et qui l'effrayait lui-même, tellement elle était
vaste, faite, si elle réussissait ou si elle croulait, pour remuer le monde.
Pillerault élevait la voix.
«Mazaud, est-ce fini, l'exécution de Schlosser?
--Oui, répondit l'agent de change, l'affiche sera mise aujourd'hui... Que
voulez-vous? c'est toujours ennuyeux, mais j'avais reçu les
renseignements les plus inquiétants et je l'ai escompté le premier. Il faut
bien, de temps à autre, donner un coup de balai.
--On m'a affirmé, dit Moser, que vos collègues, Jacoby et Delarocque,
y étaient pour des sommes rondes.»
L'agent eut un geste vague.
«Bah! c'est la part du feu.... Ce Schlosser devait être d'une bande, et il
en sera quitte pour aller écumer la Bourse de Berlin ou de Vienne.»
Les yeux de Saccard s'étaient portés sur Sabatani, dont un hasard lui
avait révélé l'association secrète avec Schlosser: tous deux jouaient le
jeu connu, l'un à la hausse, l'autre à la baisse sur une même valeur,
celui qui perdait en étant quitte pour partager le bénéfice de l'autre, et
disparaître. Mais le jeune homme payait tranquillement l'addition du
déjeuner fin qu'il venait de faire. Puis, avec sa grâce caressante

d'Oriental mâtiné d'Italien, il vint serrer la main de Mazaud, dont il était
le client. Il se pencha, donna un ordre, que celui-ci écrivit sur une fiche.
«Il vend ses Suez», murmura Moser.
Et, tout haut, cédant à un besoin, malade de doute:
«Hein? que pensez-vous du Suez?»
Un silence se fit dans le brouhaha des voix, toutes les têtes des tables
voisines se tournèrent. La question résumait l'anxiété croissante. Mais
le dos d'Arnadieu qui avait simplement invité Mazaud pour lui
recommander un de ses
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