LAffaire Lerouge | Page 6

Emile Gaboriau
dont le vrai nom est Tabaret. Il fait de la police, comme Ancelin
était devenu garde du commerce, pour son plaisir.
-- Et augmenter ses revenus, remarqua le commissaire.
-- Lui! répondit Lecoq, il n'y a pas de danger. C'est si bien pour la
gloire qu'il travaille que souvent il en est de sa poche. C'est un
amusement, quoi! Nous l'avons, là-bas, surnommé Tirauclair, à cause
d'une phrase qu'il répète toujours. Ah! il est fort, le vieux mâtin! C'est
lui qui, dans l'affaire de la femme de ce banquier, vous savez? a deviné
que la dame s'est volée elle-même, et qui l'a prouvé.
-- C'est vrai, riposta Gévrol. C'est aussi lui qui a failli faire couper le
cou à ce pauvre Derème, ce petit tailleur qu'on accusait d'avoir tué sa
femme, une rien du tout, et qui était innocent...
-- Nous perdons notre temps, messieurs, interrompit le juge
d'instruction.
Et s'adressant à Lecoq:
-- Allez, dit-il, me chercher le père Tabaret. J'ai beaucoup entendu
parler de lui, je ne serai pas fâché de le voir à l'oeuvre.
Lecoq sortit en courant. Gévrol était sérieusement humilié.
-- Monsieur le juge d'instruction, commença-t-il, a bien le droit de
demander les services de qui bon lui semble; cependant...
-- Ne nous fâchons pas, monsieur Gévrol, interrompit M. Daburon. Ce
n'est point d'hier que je vous connais, je sais ce que vous valez;
seulement aujourd'hui, nous différons complètement d'opinion. Vous
tenez absolument à votre homme brun, et moi je suis convaincu que
vous n'êtes pas sur la voie.
-- Je crois que j'ai raison, répondit le chef de la sûreté, et j'espère bien le
prouver. Je trouverai le gredin, quel qu'il soit.
-- Je ne demande pas mieux.
-- Seulement, que monsieur le juge me permette de donner un...
comment dirais-je, sans manquer de respect? un... conseil.

-- Parlez.
-- Eh bien! j'engagerai monsieur le juge à se méfier du père Tabaret.
-- Vraiment! et pourquoi cela?
-- C'est que le bonhomme est trop passionné. Il fait de la police pour le
succès, ni plus ni moins qu'un auteur. Et comme il est orgueilleux plus
qu'un paon, il est sujet à s'emporter, à se monter le coup. Dès qu'il est
en présence d'un crime, comme celui d'aujourd'hui, par exemple, il a la
prétention de tout expliquer sur-le-champ. Et en effet, il invente une
histoire qui se rapporte exactement à la situation. Il prétend avec un
seul fait reconstruire toutes les scènes d'un assassinat, comme ce savant
qui sur un os rebâtissait les animaux perdus. Quelquefois, il devine
juste, souvent aussi il se trompe. Ainsi, dans l'affaire du tailleur, de ce
malheureux Derème, sans moi...
-- Je vous remercie de l'avis, interrompit M. Daburon, j'en profiterai.
Maintenant, monsieur le commissaire, continua-t-il, à tout prix il faut
tâcher de découvrir de quel pays était la veuve Lerouge.
La procession des témoins amenés par le brigadier de gendarmerie
recommença à défiler devant le juge d'instruction.
Mais aucun fait nouveau ne se révélait. Il fallait que la veuve Lerouge
eût été de son vivant une personne singulièrement discrète pour que de
toutes ses paroles -- et elle en prononçait beaucoup en un jour -- rien de
significatif ne fût resté dans l'oreille des commères d'alentour.
Seulement, tous les gens interrogés s'obstinaient à faire part au juge de
leurs convictions et de leurs conjectures personnelles. L'opinion
publique se déclarait pour Gévrol. Il n'y avait qu'une voix pour accuser
l'homme à la blouse grise, le grand brun. Celui- là sûrement était le
coupable. On se souvenait de son air féroce, qui avait effrayé tout le
pays. Beaucoup, frappés de sa mise suspecte, l'avaient sagement évité.
Il avait un soir menacé une femme, et un autre jour battu un enfant. On
ne pouvait désigner ni l'enfant ni la femme, mais n'importe, ces actes de
brutalité étaient de notoriété publique.
M. Daburon désespérait de faire jaillir la moindre lumière, lorsqu'on lui
amena une épicière de Bougival, chez qui se fournissait la victime, et
un enfant de treize ans qui savaient, assurait-on, des choses positives.
L'épicière comparut la première. Elle avait entendu la veuve Lerouge
parler d'un fils à elle, encore vivant.
-- En êtes-vous bien sûre? insista le juge.

-- Comme de mon existence, répondit l'épicière, même que, ce soir- là,
c'était un soir, elle était, sauf votre respect, un peu ivre. Elle est restée
dans ma boutique plus d'une heure.
-- Et elle disait?
-- Il me semble la voir encore, continua la marchande; elle était accotée
sur le comptoir près des balances; elle plaisantait avec un pêcheur de
Marly, le père Husson, qui peut vous le répéter, et elle l'appelait marin
d'eau douce. «Mon mari à moi, disait-elle, était marin, lui, mais pour de
bon, et la preuve, c'est qu'il restait des années en voyage, et toujours il
me rapportait des noix
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