le bras de sir Olliver, entraîna celui-ci à l'écart, s'assit et le
fit asseoir à côté de lui; puis, comme un père qui va recevoir la
confession de l'enfant prodigue:
--Voyons, milord, lui dit-il, vous avez eu des chagrins;
racontez-les-moi, je ne suis pas insensible. Nous autres, vieux loups de
mer qui ne quittons jamais l'eau salée, nous en avons quelquefois sous
les paupières. Je vous promets de pleurer s'il le faut; c'est gentil cela,
hein?
--Vous êtes bon, repartit sir Olliver en tirant de sa poche des gants qu'il
mit avec le plus grand soin, et vous allez tout savoir. Ce que j'ai à dire,
d'ailleurs, peut se résumer dans un seul mot: je m'ennuie.
--Je connais cela, interrompit Michel, et je le respecte; c'est votre point
d'honneur national.
--Oh! je m'ennuie plus que tous les Anglais à la fois. Quand j'étais tout
petit enfant, je m'ennuyais déjà dans les bras de ma nourrice. Je suis
entré dans le monde en bâillant. J'étais riche, j'ai essayé de tous les
genres de guérison. J'ai voyagé, j'ai aimé, j'ai étudié; j'ai payé très-cher
des tableaux, des livres, des chevaux, des femmes, des chiens, des coqs.
Les coqs m'ont amusé huit jours, et puis ils avaient une telle ardeur à
combattre que j'en suis devenu jaloux, et que je leur ai fait tordre le cou.
J'ai eu des duels; pas un ne m'a été funeste. Je suis allé dans l'Inde, et
j'ai fait le siége de Delhi avec ma cravache; les balles des révoltés
avaient de si grands égards pour moi que je n'avais plus même
l'émotion du danger. J'ai eu pendant toute une nuit la tentation de
m'enrôler parmi les insurgés et de courir la chance d'être mis à la
gueule des canons. Mais si je m'ennuyais d'être Anglais, j'étais en
même temps trop fier de ce titre pour me compromettre avec les
scélérats que nous allions châtier. Je suis revenu en Europe. J'ai habité
Paris pendant deux ans, et je n'ai eu que deux heures de gaieté, un jour,
à une séance de l'Académie française où tout le monde dormait, même
les orateurs. Malheureusement ces représentations somnambuliques
sont rares. Les théâtres m'ont porté au suicide; il ne suffit pas de savoir
le français pour y aller: il faut savoir le calembour. Je n'ai jamais pu le
comprendre. J'ai cru que l'amour me guérirait; mais l'amour n'est que
l'ennui partagé, et je me piquais de trop de générosité pour ne pas
prendre la part de celle que j'aimais. J'ai songé à me précipiter du haut
de la colonne Vendôme; mais je suis parent de feu lord Wellington, et
le choix de ce monument, pour finir mes jours, eût été un manque
d'égards pour la statue de mon illustre cousin. J'avais essayé de la vie
parisienne; j'ai voulu interroger la mort. Je suis allé, un jour, au
Père-Lachaise, bien décidé à causer, comme Hamlet, avec les
fossoyeurs; mais ces messieurs avaient des uniformes, lisaient le
journal et manquaient complétement d'humour. Cette désillusion m'a
guéri même de la pensée de la mort; on doit bien s'ennuyer au
Père-Lachaise en si plate compagnie. On ne me laissa toucher à rien
dans le cimetière. Tous les morts sont sous clef. Pauvre Yorick!
J'avais un bel appartement; je donnai des fêtes et d'excellents dîners;
j'invitai des artistes; ils mangèrent bien, mais m'égayèrent mal.
J'entendis parler d'un bandit qui dévastait la campagne aux environs de
Rome. Je partis pour l'Italie, mais je ne trouvai personne pour me
présenter à ce chef de brigands; lorsque, surmontant les règles de la
bienséance britannique, je voulus me présenter moi-même, le coquin
avait fait sa soumission et accepté un grade dans la gendarmerie du
pape. Il tenait à ses économies.
--En vérité, vous n'aviez pas de chance, interrompit le bon Michel, qui
gardait son sérieux.
--N'est-ce pas? Comme je regagnais le Havre, incertain de ce que je
devais tenter, j'aperçus votre fringant navire; il me plut. Sa légèreté me
fit penser qu'il ne devait pas être très-solide. J'entendis raconter que
vous partiez pour un long voyage; vous deviez toucher aux îles de la
Sonde. L'occasion des aventures me séduisit; mais ce que vos matelots
m'ont dit des efforts tentés pour adoucir les moeurs de ces peuplades
m'a refroidi. J'ai peur de trouver les insulaires de la Polynésie en train
de lire la Bible. Je ne saurais attendre plus longtemps. Ma patience est à
bout; c'est ici que je dois ressentir enfin les émotions si vainement
espérées. Je guettais une tempête; je n'ai plus que la ressource d'un
naufrage; mais j'y tiens. Capitaine, je vous l'ai dit, je suis riche, j'ai sur
moi de quoi payer cette coquille, toute la cargaison et l'équipage
par-dessus le marché. Voyons, monsieur Michel, faites-moi le plaisir de
couler bas ce vaisseau; nous ne sommes pas éloignés d'un archipel;
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