Lîle de sable | Page 7

Émile Chevalier
de nouveau jetée dans sa chaire et
elle réfléchissait.

--Quelle folie! m'écrire qu'il viendra ce soir! ne lui avais-je pas dit que
j'attendais mon oncle! Mais, que signifient ces mots: «Ne craignez rien.
Mes précautions sont bien prises; demain, si vous le voulez, nous
serons unis par des liens indissolubles!» Oh! je tremble! que prétend-il
faire? Cher Bertrand, il est capable de tout... il m'aime tant!... Pourquoi
faut-il qu'une inimitié mortelle divise nos parents? Mais, non, non, je
n'aurai jamais d'autre époux que lui au monde! oh! plutôt je préférerais
m'enterrer dans un cloître! Mon amour n'est-il pas juste, n'est-il pas
légitime? mon existence ne la dois-je pas à ce valeureux champion? Où
serais-je sans lui, bonne Sainte-Marie! Au péril de sa vie, il m'a
arrachée aux flammes qui dévoraient le couvent de ma tante... Comme
il est beau, comme il est brave! Et puis, si timide avec moi! affrontant
tous les dangers pour venir soupirer un instant sous les fenêtres de sa
reine! Quelle différence avec ce Jean de Ganay, dont les assiduités
m'importunent! D'ailleurs, quoi qu'en pense le marquis de la Roche, il
ne me semble pas loyal catholique, le Bourguignon! Je ne me souviens
pas de lui avoir vu faire le signe de la croix, et il trouve toujours un
prétexte pour ne pas assister au divin sacrifice de la messe. Bien au
contraire, Bertrand n'y manque jamais, lui! Chaque dimanche, déguisé
en serf, je l'aperçois pieusement humilié en un coin de l'église du
hameau, où je vais régulièrement depuis la mort de notre digne
chapelain... Venir ce soir, quelle imprudence! Si je pouvais l'avertir!
Impossible, Adresse est trop grièvement blessée! Que résoudre?... Si je
savais où il est!... Et cet écuyer qui rôde sans cesse sur les remparts! En
disant à monseigneur de la Roche de doubler les gardes, parce que...
parce que... Mauvais moyen, mauvais moyen; mon oncle concevrait des
soupçons! Fatalité! quelque magicien m'aura jeté un sort, c'est sûr... Il
faut implorer le secours de ma miséricordieuse patronne!
Ayant formé ce dessein, la dévotieuse jeune fille courut s'agenouiller
devant son prie-Dieu.
Tandis qu'elle était ainsi prosternée, Guillaume de la Roche entra sans
bruit chez elle.
Ne voulant point troubler ses oraisons, il allait se retirer, car il était bien
loin de se douter, le rigide tuteur, que c'était une pensée terrestre, une

pensée mondaine, une pensée d'amante insoumise, qui absorbait ainsi
l'attention de sa pupille; mais tout à coup celle-ci s'écria avec
allégresse:
--Oh! merci, merci! bienheureuse patronne, vous avez exaucé mes
voeux; il est sauvé!
--Qui cela? demanda le marquis.
--Monseigneur de la Roche! balbutia Laure interdite.
--Eh bien! chère enfant, est-ce ainsi que vous recevez votre oncle après
deux mois d'absence?
--Pardon, pardon, dit Laure en rougissant, je...
--Vous ne m'attendiez pas, méchante fille, reprit Guillaume en la
baisant tendrement au front. Mais grâce au ciel, nous sommes revenus
sains et saufs et tout est prêt pour notre prochain départ.
--Votre prochain départ!
--Ah! ma mie, vous gémirez, car j'emmène avec moi le chevalier de vos
pensées. Jean de Ganay m'accompagnera à la Nouvelle-France. Ça, ne
te désole pas, ma Laurette; ne baisse pas ces grands yeux bleus pour
cacher ton affliction. Je te promets de te le rendre dans un an au plus.
--Mais, monseigneur...
--Mais quoi, mademoiselle? dit Guillaume en s'asseyant et l'attirant sur
ses genoux.
--Mais...
--Puisque je te promets de te le rendre. Ne vas-tu pas être jalouse de ton
vieil oncle? La séparation vous fortifiera tous deux, et vous me saurez
gré de vous avoir tenus éloignés durant quelque temps. Tu passeras ton
veuvage chez l'abbesse du moustier de Blois.

--Mais, mon oncle, dit enfin la jeune châtelaine qui s'était peu à peu
remise de son émotion, ne m'avez-vous pas annoncé que votre projet de
fonder une colonie à la Nouvelle-France était ajourné?
--Ah! répliqua le marquis en souriant, c'est moins mon projet de
colonisation que le colon que j'enlève qui m'attire cette insidieuse
question.
--Vous avez donc obtenu vos lettres patentes? dit-elle avec une
agitation qui échappa à son interlocuteur.
--Bien mieux, répondit-il; j'ai triomphé des pièges que m'avait tendus le
duc de Mercoeur.
Laure tressaillit.
--Chère enfant, dit de la Roche en la pressant affectueusement contre sa
poitrine, tu me pardonneras de te délaisser. Mais la voix de Dieu parle à
ma conscience. Il faut que je parte. Nouveau Pierre l'Hermite, je
porterai la bannière de l'Église romaine au milieu des infidèles, et
bientôt l'autre rive de l'Atlantique retentira de louanges au
Tout-Puissant. Courage, ma fille! offre ton âme à Dieu! il t'aidera à
supporter cette épreuve.
Laure était sensible. Élevée par Guillaume de la Roche qui l'avait gâtée,
elle le chérissait à l'égal d'un père. Si les longues expéditions de son
tuteur ne l'avaient jamais effrayée, à cette époque de troubles et de
guerres civiles, l'idée d'un
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