Lîle de sable | Page 6

Émile Chevalier
France, en état de mettre en mer, lever autant de troupes qu'il
voudra, faire la guerre, bâtir des forts et des villes, leur donner des lois,
en punir les violateurs, ou leur faire grâce: concéder aux gentilshommes
des terres en fiefs, seigneuries, châtelainies, comtés, vicomtés,
baronnies et autres dignités relevantes de notre suzeraineté, selon qu'il
croira convenable au bien du service, et aux autres de moindre
condition, à telle charge et redevance annuelle qu'il lui plaira de leur
imposer, mais dont ils seront exempts les six premières années, et plus,
s'il l'estime nécessaire: qu'au retour de son expédition, il pourra répartir
entre ceux qui auront fait le voyage avec lui le tiers de tous les gains et
profits mobiliaires, en retenir un autre pour lui et employer le troisième
aux frais de la guerre, fortifications et autres dépenses communes: que
tous les gentilshommes, marchands et autres qui voudront
l'accompagner à leurs frais, ou autrement, le pourront en toute liberté,
mais qu'il ne sera pas permis de faire le commerce sans sa permission,
et cela sous peine de confiscation de leurs navires, marchandises et
autres effets; qu'en cas de maladie ou de mort il pourra, par testament
ou autrement nommer un ou deux lieutenants pour tenir sa place; qu'il
aura la liberté de faire dans tout le royaume la levée des ouvriers et
autres gens nécessaires pour le succès de son entreprise: finalement,
qu'il jouira des mêmes pouvoirs, privilèges, puissance et autorité, dont
le sieur de Roberval avait été gratifié par le feu roi François premier.
»Donné en notre palais du Louvre, en notre bonne ville de Paris, ce
douzième jour de janvier de l'an de grâce mil cinq cent
quatre-vingt-dix-huit et de notre règne le neuvième.
»Signé, HENRY de France et de Navarre.[1]»

[Note 1: On comprend que la lettre que nous donnons ici n'est qu'un
abrégé très-succinct de celle qui accordait à Guillaume de la Roche la
lieutenance du Canada. Publier la lettre en entier eût été un
hors-d'oeuvre qui aurait nui à l'intérêt dramatique de notre récit.]
--Jean, dit le marquis, quand il eut terminé sa lecture.
--Monseigneur!
--Vous avez étudié la relation de Jacques Cartier?
L'écuyer s'inclina affirmativement.
--Et vous êtes toujours résolu de m'accompagner? poursuivit Guillaume
de la Roche, en enveloppant le jeune homme d'un regard inquisiteur.
--Oui, messire, répliqua l'écuyer sans hésitation.
--Les périls, les dangers ne vous effrayent pas?
--Je sors d'une famille où la peur est mot vide de sens. Sur notre devise
on a gravé: Audaces fortuna juvat! Ce qui signifie, pour moi, que
l'homme ne doit jamais trembler quand il poursuit une noble entreprise.
--Bien, dit Guillaume; j'aime à vous entendre parler de la sorte. Mais
vous savez le but de notre expédition en Acadie?
--Fonder une colonie.
--Ce n'est pas tout, reprit le marquis avec exaltation; oh! ce n'est pas
tout! Que dis-je, c'est la moindre cause! Il s'agit, mon enfant, de
propager les doctrines que notre Sauveur, Jésus-Christ, a transmises au
monde, par la voie de la sainte Église catholique, apostolique et
romaine! il s'agit, mon cher enfant, de porter le flambeau de lumière et
de vérité au milieu des peuplades ignorantes et idolâtres qui habitent les
forêts de l'Amérique du Nord; il s'agit de faire notre salut, de mériter le
ciel en convertissant les Indiens à notre religion! il s'agit,--et de la
Roche baissa la voix,--d'empêcher les hérétiques, les huguenots--vous
m'entendez, Jean--de distiller sur la Nouvelle-France le venin de leurs

dogmes mensongers, comme ils avaient déjà essayé de le faire à
Charlefort, à l'instigation de Coligny!
Après cette sortie, dictée par le fanatisme religieux de l'époque, de la
Roche-Gommard pencha la tête sur sa poitrine et se livra à une
profonde méditation. Mais s'il eût jeté les yeux vers son écuyer, il aurait
été surpris de l'altération qu'il avait subie, depuis quelques instants,
Jean de Ganay était d'une pâleur livide; ses traits se contractaient, ses
muscles frémissaient, il semblait se débattre contre une colère sourde
dont il voulait comprimer l'essor, et se mordait furieusement les lèvres,
comme pour refouler les paroles qui affluaient à sa bouche. Peu à peu,
cependant, il se maîtrisa, et quand le marquis s'arracha à ses pensées,
Jean était calme ou du moins paraissait l'être.
--Vous m'avez compris? demanda le seigneur de la Roche.
--Je vous ai compris, répondit froidement Jean.
--Et vous viendrez, la croix d'une main, la houe de l'autre? et si je
succombe...
--Je veillerai à l'accomplissement de vos dernières volontés.
--Merci, Jean, dit le marquis, se levant et prenant la main du vicomte
qu'il trouva moite et glacée; merci; vous serez un jour la gloire de la
chrétienté. A demain! Faites vos apprêts pour le départ.
De Ganay se retira et Guillaume de la Roche alla se prosterner devant
son crucifix.

IV
L'ONCLE ET LA NIÈCE
Cependant, Laure de Kerskoên s'était
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