Lîle à hélice | Page 8

Jules Verne
étape, bien que le
plantigrade ne soit plus à leurs trousses. Une quarantaine de maisons, ou mieux de
maisonnettes en bois, autour d'une place plantée de hêtres, voilà Freschal, village isolé
que deux milles séparent de la côte. Nos artistes se glissent entre quelques habitations
ombragées de grands arbres, débouchent sur une place, entrevoient au fond le modeste
clocher d'une modeste église, se forment en rond, comme s'ils allaient exécuter un
morceau de circonstance, et s'immobilisent en cet endroit, avec l'intention d'y conférer.

«Ça! un village?... dit Pinchinat.
-- Tu ne t'attendais pas à trouver une cité dans le genre de Philadelphie ou de New-York?
réplique Frascolin.
-- Mais il est couché, votre village! riposte Sébastien Zorn, en haussant les épaules.
-- Ne réveillons pas un village qui dort! soupire mélodieusement Yvernès.
-- Réveillons-le, au contraire!» s'écrie Pinchinat. En effet, -- à moins de vouloir passer la
nuit en plein air, il faut bien en venir à ce procédé. Du reste, place absolument déserte,
silence complet. Pas un contrevent entr'ouvert, pas une lumière aux fenêtres. Le palais de
la Belle au bois dormant aurait pu s'élever là dans des conditions de tout repos et de toute
tranquillité.
«Eh bien... et l'auberge?...» demande Frascolin.
Oui... l'auberge dont le conducteur avait parlé, où ses voyageurs en détresse doivent
rencontrer bon accueil et bon gîte?... Et l'aubergiste qui s'empresserait d'envoyer du
secours à l'infortuné coach-man?... Est-ce que ce pauvre homme a rêvé ces choses?... Ou,
-- autre hypothèse, -- Sébastien Zorn et sa troupe se sont-ils égarés?... N'est-ce point ici le
village de Freschal?...
Ces questions diverses exigent une réponse péremptoire. Donc, nécessité d'interroger un
des habitants du pays, et, pour ce faire, de frapper à la porte d'une des maisonnettes, -- à
celle de l'auberge, autant que possible, si une heureuse chance permet de la découvrir.
Voici donc les quatre musiciens opérant une reconnaissance autour de la ténébreuse place,
frôlant les façades, essayant d'apercevoir une enseigne pendue à quelque devanture...
D'auberge, il n'y a pas apparence.
Eh bien, à défaut d'auberge, il n'est pas admissible qu'il n'y ait point là quelque case
hospitalière, et comme on n'est pas en Écosse, on agira à l'américaine. Quel est le natif de
Freschal qui refuserait un et même deux dollars par personne pour un souper et un lit?
«Frappons, dit Frascolin.
-- En mesure, ajoute Pinchinat, et à six-huit!» On eût frappé à trois ou à quatre temps, que
le résultat aurait été identique. Aucune porte, aucune fenêtre ne s'ouvre, et, cependant, le
Quatuor Concertant a mis une douzaine de maisons en demeure de lui répondre.
«Nous nous sommes trompés, déclare Yvernès... Ce n'est pas un village, c'est un
cimetière, où, si l'on y dort, c'est de l'éternel sommeil... Vox clamantis in deserto.
-- Amen!...» répond Son Altesse avec la grosse voix d'un chantre de cathédrale. Que faire,
puisqu'on s'obstine à ce silence complet? Continuer sa route vers San-Diégo?... On crève
de faim et de fatigue, c'est le mot... Et puis, quel chemin suivre, sans guide, au milieu de
cette obscure nuit?... Essayer d'atteindre un autre village!... Lequel?... À s'en rapporter au

coachman, il n'en existe aucun sur cette partie du littoral... On ne ferait que s'égarer
davantage... Le mieux est d'attendre le jour!... Pourtant, de passer une demi-douzaine
d'heures sans abri, sous un ciel qui se chargeait de gros nuages bas, menaçant de se
résoudre en averses, cela n'est pas à proposer -- même à des artistes. Pinchinat eut alors
une idée. Ses idées ne sont pas toujours excellentes, mais elles abondent en son cerveau.
Celle-ci, d'ailleurs obtient l'approbation du sage Frascolin.
«Mes amis, dit-il, pourquoi ce qui nous a réussi vis-à-vis d'un ours ne nous réussirait-il
pas vis-à-vis d'un village californien?... Nous avons apprivoisé ce plantigrade avec un peu
de musique... Réveillons ces ruraux par un vigoureux concert, où nous n'épargnerons ni
les forte ni les allegro...
-- C'est à tenter,» répond Frascolin. Sébastien Zorn n'a même pas laissé finir la phrase de
Pinchinat. Son violoncelle retiré de l'étui et dressé sur sa pointe d'acier, debout, puisqu'il
n'a pas de siège à sa disposition, l'archet à la main, il est prêt à extraire toutes les voix
emmagasinées dans cette carcasse sonore. Presque aussitôt, ses camarades sont prêts à le
suivre jusqu'aux dernières limites de l'art.
«Le quatuor en si bémol d'Onslow, dit-il. Allons... Une mesure pour rien!»
Ce quatuor d'Onslow, ils le savaient par coeur, et de bons instrumentistes n'ont certes pas
besoin d'y voir clair pour promener leurs doigts habiles sur la touche d'un violoncelle, de
deux violons et d'un alto.
Les voici donc qui s'abandonnent à leur inspiration. Jamais peut- être ils n'ont joué avec
plus de talent et plus d'âme dans les casinos et sur les théâtres de la Confédération
américaine. L'espace s'emplit d'une sublime harmonie, et, à moins d'être sourds, comment
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 147
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.