Lîle à hélice | Page 9

Jules Verne

des êtres humains pourraient-ils résister? Eût-on été dans un cimetière, ainsi que l'a
prétendu Yvernès, que, sous le charme de cette musique, les tombes se fussent
entr'ouvertes, les morts se seraient redressés, les squelettes auraient battu des mains...
Et cependant les maisons restent closes, les dormeurs ne s'éveillent pas. Le morceau
s'achève dans les éclats de son puissant final, sans que Freschal ait donné signe
d'existence.
«Ah! c'est comme cela! s'écrie Sébastien Zorn, au comble de la fureur. Il faut un charivari,
comme à leurs ours, pour leurs oreilles de sauvages?... Soit! recommençons, mais toi,
Yvernès, joue en ré, toi, Frascolin, en mi, toi, Pinchinat, en sol. Moi, je reste en si bémol,
et, maintenant, à tour de bras!»
Quelle cacophonie! Quel déchirement des tympans! Voilà qui rappelle bien cet orchestre
improvisé, dirigé par le prince de Joinville, dans un village inconnu d'une région
brésilienne! C'est à croire que l'on exécute sur des «vinaigrius» quelque horrible
symphonie, -- du Wagner joué à rebours!...
En somme, l'idée de Pinchinat est excellente. Ce qu'une admirable exécution n'a pu
obtenir, c'est ce charivari qui l'obtient. Freschal commence à s'éveiller. Des vitres
s'allument ça et là. Deux ou trois fenêtres s'éclairent. Les habitants du village ne sont pas

morts, puisqu'ils donnent signe d'existence. Ils ne sont pas sourds, puisqu'ils entendent et
écoutent...
«On va nous jeter des pommes! dit Pinchinat, pendant une pause, car, à défaut de la
tonalité du morceau, la mesure a été respectée scrupuleusement.
-- Eh! tant mieux... nous les mangerons!» répond le pratique Frascolin. Et, au
commandement de Sébastien Zorn, le concert reprend de plus belle. Puis, lorsqu'il s'est
terminé par un vigoureux accord parfait en quatre tons différents, les artistes s'arrêtent.
Non! ce ne sont pas des pommes qu'on leur jette à travers vingt ou trente fenêtres béantes,
ce sont des applaudissements, des hurrahs, des hips! hips! hips! Jamais les oreilles
freschaliennes ne se sont emplies de telles jouissances musicales! Et, nul doute que toutes
les maisons ne soient prêtes à recevoir hospitalièrement de si incomparables virtuoses.
Mais, tandis qu'ils se livraient à cette fougue instrumentale, un nouveau spectateur s'est
avancé de quelques pas, sans qu'ils l'aient vu venir. Ce personnage, descendu d'une sorte
de char à bancs électrique, se tient à un angle de la place. C'est un homme de haute taille
et d'assez forte corpulence, autant qu'on en pouvait juger par cette nuit sombre.
Or, tandis que nos Parisiens se demandent si, après les fenêtres, les portes des maisons
vont s'ouvrir pour les recevoir, -- ce qui parait au moins fort incertain, -- le nouvel arrivé
s'approche, et, en parfaite langue française, dit d'un ton aimable:
«Je suis un dilettante, messieurs, et je viens d'avoir la bonne fortune de vous applaudir...
-- Pendant notre dernier morceau?... réplique d'un ton ironique Pinchinat.
-- Non, Messieurs... pendant le premier, et j'ai rarement entendu exécuter avec plus de
talent ce quatuor d'Onslow!» Ledit personnage est un connaisseur, à n'en pas douter.
«Monsieur, répond Sébastien Zorn au nom de ses camarades, nous sommes très sensibles
à vos compliments... Si notre second morceau a déchiré vos oreilles, c'est que...
-- Monsieur, répond l'inconnu, en interrompant une phrase qui eût été longue, je n'ai
jamais entendu jouer si faux avec tant de perfection. Mais j'ai compris pourquoi vous
agissiez de la sorte. C'était pour réveiller ces braves habitants de Freschal, qui se sont
déjà rendormis... Eh bien, messieurs, ce que vous tentiez d'obtenir d'eux par ce moyen
désespéré, permettez-moi de vous l'offrir...
-- L'hospitalité?... demande Frascolin.
-- Oui, l'hospitalité, une hospitalité ultra-écossaise. Si je ne me trompe, j'ai devant moi ce
Quatuor Concertant, renommé dans toute notre superbe Amérique, qui ne lui a pas
marchandé son enthousiasme...
-- Monsieur, croit devoir dire Frascolin, nous sommes vraiment flattés... Et... cette
hospitalité, où pourrions-nous la trouver, grâce à vous?...

-- À deux milles d'ici.
-- Dans un autre village?...
-- Non... dans une ville.
-- Une ville importante?...
-- Assurément.
-- Permettez, observe Pinchinat, on nous a dit qu'il n'y avait aucune ville avant
San-Diégo...
-- C'est une erreur... que je ne saurais m'expliquer.
-- Une erreur?... répète Frascolin.
-- Oui, messieurs, et, si vous voulez m'accompagner, je vous promets l'accueil auquel ont
droit des artistes de votre valeur.
-- Je suis d'avis d'accepter... dit Yvernès.
-- Et je partage ton avis, affirme Pinchinat.
-- Un instant... un instant, s'écrie Sébastien Zorn, et n'allons pas plus vite que le chef
d'orchestre!
-- Ce qui signifie?... demande l'Américain.
-- Que nous sommes attendus à San-Diégo, répond Frascolin.
-- À San-Diégo, ajoute le violoncelliste, où la ville nous a engagés pour une série de
matinées musicales, dont la première doit avoir lieu après-demain dimanche...
-- Ah!» réplique le personnage, d'un ton qui dénote une assez vive contrariété. Puis,
reprenant: «Qu'à cela ne tienne, messieurs, ajoute-t-il. En une journée, vous
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 147
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.