Lîle à hélice | Page 7

Jules Verne

-- J'ai cru voir...» répond l'alto.
Et ce n'est point une plaisanterie de sa part. Très réellement une forme vient de se
mouvoir entre les arbres.
«Humaine ou animale?... interroge Frascolin.
-- Je ne sais.»
Lequel eût le mieux valu, personne ne se fût hasardé à le dire. On regarde, en groupe
serré, sans bouger, sans prononcer une parole. Par une éclaircie des nuages, les rayons
lunaires baignent alors le dôme de cette obscure forêt et, à travers la ramure des séquoias,
filtrent jusqu'au sol. Les dessous sont visibles sur un rayon d'une centaine de pas.
Pinchinat n'a point été dupe d'une illusion. Trop grosse pour un homme, cette masse ne
peut être que celle d'un quadrupède de forte taille. Quel quadrupède?... Un fauve?... Un
fauve à coup sûr... Mais quel fauve?... «Un plantigrade! dit Yvernès.
-- Au diable l'animal, murmure Sébastien Zorn d'une voix basse mais impatientée, et par
animal, c'est toi que j'entends, Yvernès!... Ne peux-tu donc parler comme tout le
monde?... Qu'est- ce que c'est que ça, un plantigrade?
-- Une bête qui marche sur ses plantes! explique Pinchinat.
-- Un ours!» répond Frascolin. C'est un ours, en effet, un ours grand module. On ne
rencontre ni lions, ni tigres, ni panthères dans ces forêts de la Basse-Californie. Les ours
en sont les hôtes habituels, avec lesquels les rapports sont généralement désagréables. On
ne s'étonnera pas que nos Parisiens aient, d'un commun accord, l'idée de céder la place à
ce plantigrade. N'était- il pas chez lui, d'ailleurs... Aussi le groupe se resserre-t-il,
marchant à reculons, de manière à faire face à la bête, lentement, posément, sans avoir
l'air de fuir. La bête suit à petits pas, agitant ses pattes antérieures comme des bras de
télégraphe, se balançant sur les hanches comme une manola à la promenade.
Graduellement elle gagne du terrain, et ses démonstrations deviennent hostiles, -- des cris
rauques, un battement de mâchoires qui n'a rien de rassurant. «Si nous décampions,
chacun de son côté?... propose Son Altesse.
-- N'en faisons rien! répond Frascolin. Il y en aurait un de nous qui serait rattrapé, et qui
paierait pour les autres!» Cette imprudence ne fut pas commise, et il est évident qu'elle
aurait pu avoir des conséquences fâcheuses.

Le quatuor arrive ainsi, en faisceau, à la limite d'une clairière moins obscure. L'ours s'est
rapproché -- une dizaine de pas seulement. L'endroit lui paraît-il propice à une
agression?... C'est probable, car ses hurlements redoublent, et il hâte sa marche.
Recul précipité du groupe, et recommandations plus instantes du deuxième violon:
«Du sang-froid... du sang-froid, mes amis!»
La clairière est traversée, et l'on retrouve l'abri des arbres. Mais là, le danger n'est pas
moins grand. En se défilant d'un tronc à un autre, l'animal peut bondir sans qu'il soit
possible de prévenir son attaque, et c'est bien ce qu'il allait faire, lorsque ses terribles
grognements cessent, son pas se ralentit...
L'épaisse ombre vient de s'emplir d'une musique pénétrante, un largo expressif dans
lequel l'âme d'un artiste se révèle tout entière.
C'est Yvernès, qui, son violon tiré de l'étui, le fait vibrer sous la puissante caresse de
l'archet. Une idée de génie! Et pourquoi des musiciens n'auraient-ils pas demandé leur
salut à la musique? Est-ce que les pierres, mues par les accords d'Amphion, ne venaient
pas d'elles-mêmes se ranger autour de Thèbes? Est-ce que les bêtes féroces, apprivoisées
par ses inspirations lyriques, n'accouraient pas aux genoux d'Orphée? Eh bien, il faut
croire que cet ours californien, sous l'influence de prédispositions ataviques, est aussi
artistement doué que ses congénères de la Fable, car sa férocité s'éteint, ses instincts de
mélomane le dominent, et à mesure que le quatuor recule en bon ordre, il le suit, laissant
échapper de petits cris de dilettante. Pour un peu, il eût crié: bravo!...
Un quart d'heure plus tard, Sébastien Zorn et ses compagnons sont à la lisière du bois. Ils
la franchissent, Yvernès toujours violonnant... L'animal s'est arrêté. Il ne semble pas qu'il
ait l'intention d'aller au delà. Il frappe ses grosses pattes l'une contre l'autre. Et alors
Pinchinat lui aussi, saisit son instrument et s'écrie: «La danse des ours, et de l'entrain!»
Puis, tandis que le premier violon racle à tous crins ce motif si connu en ton majeur, l'alto
le soutient d'une basse aigre et fausse sur la médiante mineure... L'animal entre alors en
danse, levant le pied droit, levant le pied gauche, se démenant, se contorsionnant, et il
laisse le groupe s'éloigner sur la route. «Peuh! observe Pinchinat, ce n'était qu'un ours de
cirque.
-- N'importe! répond Frascolin. Ce diable d'Yvernès a eu là une fameuse idée!
-- Filons... allegretto, réplique le violoncelliste, et sans regarder derrière soi!» Il est
environ neuf heures, lorsque les quatre disciples d'Apollon arrivent sains et saufs à
Freschal. Ils ont marché d'un fameux pas pendant cette dernière
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 147
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.