Lîle à hélice | Page 6

Jules Verne
les bords d'un nuage.
-- Qu'y a-t-il, Yvernès?...
-- Voyez si ce nuage ne se dessine pas en forme de dragon, les ailes déployées, une queue
de paon tout oeillée des cent yeux d'Argus!»
Il est probable que Sébastien Zorn ne possède pas cette puissance de vision centuplée, qui
distinguait le gardien de la fille d'Inachus, car il n'aperçoit pas une profonde ornière où
son pied s'engage malencontreusement. De là une chute sur le ventre, si bien qu'avec sa
boîte au dos, il ressemble à quelque gros coléoptère rampant à la surface du sol.
Violente rage de l'instrumentiste, -- et il y a de quoi rager, -- puis objurgations à l'adresse
du premier violon, en admiration devant son monstre aérien. «C'est la faute d'Yvernès!
affirme Sébastien Zorn. Si je n'avais pas voulu regarder son maudit dragon...
-- Ce n'est plus un dragon, c'est maintenant une amphore! Avec un sens imaginatif
médiocrement développé, on peut la voir aux mains d'Hébé qui verse le nectar...
-- Prenons garde qu'il y ait beaucoup d'eau dans ce nectar, s'écrie Pinchinat, et que ta
charmante déesse de la jeunesse nous arrose à pleines douches!» Ce serait là une
complication, et il est vrai que le temps tourne à la pluie. Donc, la prudence commande
de hâter la marche afin de chercher abri à Freschal.
On relève le violoncelliste, tout colère, on le remet sur ses pieds, tout grognon. Le

complaisant Frascolin offre de se charger de sa boite. Sébastien Zorn refuse d'abord d'y
consentir... Se séparer de son instrument... un violoncelle de Gand et Bernardel, autant
dire une moitié de lui-même... Mais il doit se rendre, et cette précieuse moitié passe sur le
dos du serviable Frascolin, lequel confie son léger étui au susdit Zorn.
La route est reprise. On va d'un bon pas pendant deux milles. Aucun incident à noter.
Nuit qui se fait de plus en plus noire avec menaces de pluie. Quelques gouttes tombent,
très grosses, preuve qu'elles proviennent de nuages élevés et orageux. Mais l'amphore de
la jolie Hébé d'Yvernès ne s'épanche pas davantage, et nos quatre noctambules ont
l'espoir d'arriver à Freschal dans un état de siccité parfaite.
Restent toujours de minutieuses précautions à prendre afin d'éviter des chutes sur cette
route obscure, profondément ravinée, se brisant parfois à des coudes brusques, bordée de
larges anfractuosités, longeant de sombres précipices, ou l'on entend mugir la trompette
des torrents. Avec sa disposition d'esprit, si Yvernès trouve la situation poétique,
Frascolin la trouve inquiétante.
Il y a lieu de craindre également de certaines rencontres fâcheuses qui rendent assez
problématique la sécurité des voyageurs sur ces chemins de la Basse-Californie. Le
quatuor n'a pour toute arme que les archets de trois violons et d'un violoncelle, et cela
peut paraître insuffisant en un pays où furent inventés les revolvers Colt,
extraordinairement perfectionnés à cette époque. Si Sébastien Zorn et ses camarades
eussent été Américains, ils se fussent munis d'un de ces engins de poche engainé dans un
gousset spécial du pantalon. Rien que pour aller en rail-road de San-Francisco à
San-Diégo, un véritable Yankee ne se serait pas mis en voyage sans emporter ce viatique
à six coups. Mais des Français ne l'avaient point jugé nécessaire. Ajoutons même qu'ils
n'y ont pas songé, et peut-être auront-ils à s'en repentir.
Pinchinat marche en tête, fouillant du regard les talus de la route. Lorsqu'elle est très
encaissée à droite et à gauche, il y a moins à redouter d'être surpris par une agression
soudaine. Avec ses instincts de loustic, Son Altesse se sent des velléités de monter
quelque mauvaise fumisterie à ses camarades, des envies bêtes de «leur faire peur», par
exemple de s'arrêter court, de murmurer d'une voix trémolante d'effroi:
«Hein!... là-bas... qu'est-ce que je vois?... Tenons-nous prêts à tirer...»
Mais, quand le chemin s'enfonce à travers une épaisse forêt, au milieu de ces
mammoth-trees, ces séquoias hauts de cent cinquante pieds, ces géants végétaux des
régions californiennes, la démangeaison de plaisanter lui passe. Dix hommes peuvent
s'embusquer derrière chacun de ces énormes troncs... Une vive lueur suivie d'une
détonation sèche... le rapide sifflement d'une balle... ne va-t-on pas la voir... ne va-t-on
pas l'entendre?... En de tels endroits, évidemment disposés pour une attaque nocturne, un
guet-apens est tout indiqué. Si, par bonheur, on ne doit pas prendre contact avec les
bandits, c'est que cet estimable type a totalement disparu de l'Ouest-Amérique, ou qu'il
s'occupe alors d'opérations financières sur les marchés de l'ancien et du nouveau
continent!... Quelle fin pour les arrière-petits-fils des Karl Moor et des Jean Sbogar! À
qui ces réflexions doivent-elles venir si ce n'est à Yvernès? Décidément, -- pense-t-il, --

la pièce n'est pas digne du décor!
Tout à coup Pinchinat reste immobile.
Frascolin qui le suit en fait autant.
Sébastien Zorn et Yvernès les rejoignent aussitôt.
«Qu'y a-t-il?... demande le deuxième violon.
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