Lîle à hélice | Page 5

Jules Verne
de redresser l'étui de son instrument.
-- À l'instant, réplique Pinchinat. Auparavant, un coup de main pour déposer notre
conducteur le long du talus...»
En effet, il convient de le tirer hors de la route, et, comme il ne peut se servir de ses
jambes fort endommagées, Pinchinat et Frascolin le soulèvent, le transportent, l'adossent
contre les racines d'un gros arbre dont les basses branches forment en retombant un
berceau de verdure.
«Partons-nous?... hurle Sébastien Zorn une troisième fois, après avoir assujetti l'étui sur
son dos, au moyen d'une double courroie disposée ad hoc.
-- Voilà qui est fait,» dit Frascolin. Puis, s'adressant à l'homme: «Ainsi, c'est bien
entendu... l'aubergiste de Freschal vous enverra du secours... Jusque là, vous n'avez
besoin de rien, n'est-ce pas, mon ami?...
-- Si... répond le conducteur, d'un bon coup de gin, s'il en reste dans vos gourdes.» La
gourde de Pinchinat est encore pleine, et Son Altesse en fait volontiers le sacrifice. «Avec
cela, mon bonhomme, dit-il, vous n'aurez pas froid cette nuit... à l'intérieur!» Une

dernière objurgation du violoncelliste décide ses compagnons à se mettre en route. Il est
heureux que leurs bagages soient dans le fourgon du train, au lieu d'avoir été chargés sur
le coach. S'ils arrivent à San-Diégo avec quelque retard, du moins nos musiciens n'auront
pas la peine de les transporter jusqu'au village de Freschal. C'est assez des boîtes à violon,
et, surtout, c'est trop de l'étui à violoncelle. Il est vrai, un instrumentiste, digne de ce nom,
ne se sépare jamais de son instrument, -- pas plus qu'un soldat de ses armes ou un
limaçon de sa coquille.

II -- Puissance d'une sonate cacophonique
D'aller la nuit, à pied, sur une route que l'on ne connaît pas, au sein d'une contrée presque
déserte, où les malfaiteurs sont généralement moins rares que les voyageurs, cela ne
laisse pas d'être quelque peu inquiétant. Telle est la situation faite au quatuor. Les
Français sont braves, c'est entendu, et ceux-ci le sont autant que possible. Mais, entre la
bravoure et la témérité, il existe une limite que la saine raison ne doit pas franchir. Après
tout, si le rail-road n'avait pas rencontré une plaine inondée par les crues, si le coach
n'avait pas versé à cinq milles de Freschal, nos instrumentistes n'auraient pas été dans
l'obligation de s'aventurer nuitamment sur ce chemin suspect. Espérons, d'ailleurs, qu'il
ne leur arrivera rien de fâcheux.
Il est environ huit heures, lorsque Sébastien Zorn et ses compagnons prennent direction
vers le littoral, suivant les indications du conducteur. N'ayant que des étuis à violon en
cuir, légers et peu encombrants, les violonistes auraient eu mauvaise grâce à se plaindre.
Aussi ne se plaignent-ils point, ni le sage Frascolin, ni le joyeux Pinchinat, ni l'idéaliste
Yvernès. Mais le violoncelliste avec sa boîte à violoncelle, -- une sorte d'armoire attachée
sur son dos! On comprend, étant donné son caractère, qu'il trouve là matière à se mettre
en rage. De là, grognements et geignements, qui s'exhalent sous la forme onomatopéique
des ah! des oh! des ouf!
L'obscurité est déjà profonde. Des nuages épais chassent à travers l'espace, se trouant
parfois d'étroites déchirures, parmi lesquelles apparaît une lune narquoise, presque dans
son premier quartier. On ne sait trop pourquoi, sinon parce qu'il est hargneux, irritable, la
blonde Phoebé n'a pas l'heur de plaire à Sébastien Zorn. Il lui montre le poing, criant:
«Eh bien, que viens-tu faire là avec ton profil bête!... Non! je ne sais rien de plus imbécile
que cette espèce de tranche de melon pas mûr, qui se promène là-haut!
-- Mieux vaudrait que la lune nous regardât de face, dit Frascolin.
-- Et pour quelle raison?... demande Pinchinat.
-- Parce que nous y verrions plus clair.
-- O chaste Diane, déclame Yvernès, ô des nuits paisible courrière, ô pâle satellite de la
terre, ô l'adorée idole de l'adorable Endymion...

-- As-tu fini ta ballade? crie le violoncelliste. Quand ces premiers violons se mettent à
démancher sur la chanterelle...
-- Allongeons le pas, dit Frascolin, ou nous risquons de coucher à la belle étoile...
-- S'il y en avait... et de manquer notre concert à San-Diégo! observe Pinchinat.
-- Une jolie idée, ma foi! s'écrie Sébastien Zorn, en secouant sa boîte qui rend un son
plaintif.
-- Mais cette idée, mon vieux camaro, dit Pinchinat, elle vient de toi...
-- De moi?...
-- Sans doute! Que ne sommes-nous restés à San-Francisco, où nous avions à charmer
toute une collection d'oreilles californiennes!
-- Encore une fois, demande le violoncelliste, pourquoi sommes- nous partis?...
-- Parce que tu l'as voulu.
-- Eh bien, il faut avouer que j'ai eu là une inspiration déplorable, et si...
-- Ah!... mes amis! dit alors Yvernès, en montrant de la main certain point du ciel, où un
mince rayon de lune ourle d'un liseré blanchâtre
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