Lîle à hélice | Page 4

Jules Verne
ressent toute sa vie, et le caractère en est influencé. La plupart des
violoncellistes sont loquaces et rageurs, ayant le verbe haut, la parole débordante, non
sans esprit d'ailleurs. Et tel est bien Sébastien Zorn, auquel Yvernès, Frascolin, Pinchinat
ont très volontiers abandonné la direction de leurs tournées musicales. Ils le laissent dire
et faire, car il s'y entend. Habitués à ses façons impérieuses, ils en rient lorsqu'elles
«dépassent la mesure», -- ce qui est regrettable chez un exécutant, ainsi que le faisait
observer cet irrespectueux Pinchinat. La composition des programmes, la direction des
itinéraires, la correspondance avec les imprésarios, c'est à lui que sont dévolues ces
occupations multiples qui permettent à son tempérament agressif de se manifester en
mille circonstances. Où il n'intervenait pas, c'était dans la question des recettes, dans le
maniement de la caisse sociale, confiée aux soins du deuxième violon et premier
comptable, le minutieux et méticuleux Frascolin.
Le quatuor est maintenant présenté, comme il l'eût été sur le devant d'une estrade. On
connaît les types, sinon très originaux, du moins très distincts qui le composent. Que le
lecteur permette aux incidents de cette singulière histoire de se dérouler: il verra quelle
figure sont appelés à y faire ces quatre Parisiens, lesquels, après avoir recueilli tant de
bravos à travers les États de la Confédération américaine, allaient être transportés... Mais
n'anticipons pas, «ne pressons pas le mouvement!» s'écrierait Son Altesse, et ayons
patience.
Les quatre Parisiens se trouvent donc, vers huit heures du soir, sur une route déserte de la
Basse-Californie, près des débris de leur «voiture versée» -- musique de Boieldieu, a dit

Pinchinat. Si Frascolin, Yvernès et lui ont pris philosophiquement leur parti de l'aventure,
si elle leur a même inspiré quelques plaisanteries de métier, on admettra que ce soit pour
le chef du quatuor l'occasion de se livrer à un accès de colère. Que voulez-vous? Le
violoncelliste a le foie chaud, et, comme on dît, du sang sous les ongles. Aussi Yvernès
prétend-il qu'il descend de la lignée des Ajax et des Achille, ces deux illustres rageurs de
l'antiquité.
Pour ne point l'oublier, mentionnons que si Sébastien Zorn est bilieux, Yvernès
flegmatique, Frascolin paisible, Pinchinat d'une surabondante jovialité, -- tous, excellents
camarades, éprouvent les uns pour les autres une amitié de frères. Ils se sentent réunis par
un lien que nulle discussion d'intérêt ou d'amour- propre n'aurait pu rompre, par une
communauté de goûts puisés à la même source. Leurs coeurs, comme ces instruments de
bonne fabrication, tiennent toujours l'accord.
Tandis que Sébastien Zorn peste, en palpant l'étui de son violoncelle pour s'assurer qu'il
est sain et sauf, Frascolin s'approche du conducteur:
«Eh bien, mon ami, lui demande-t-il, qu'allons-nous faire, s'il vous plaît?
-- Ce que l'on fait, répond l'homme, quand on n'a plus ni chevaux ni voiture... attendre...
-- Attendre qu'il en vienne! s'écrie Pinchinat. Et s'il n'en doit pas venir...
-- On en cherche, observe Frascolin, que son esprit pratique n'abandonne jamais.
-- Où?... rugit Sébastien Zorn, qui se démenait fiévreusement sur la route.
-- Où il y en a! réplique le conducteur.
-- Hé! dites donc, l'homme au coach, reprend le violoncelliste d'une voix qui monte peu à
peu vers les hauts registres, est-ce que c'est répondre, cela! Comment... voilà un
maladroit qui nous verse, brise sa voiture, estropie son attelage, et il se contente de dire:
«Tirez-vous delà comme vous pourrez!...»
Entraîné par sa loquacité naturelle, Sébastien Zorn commence à se répandre en une
interminable série d'objurgations à tout le moins inutiles, lorsque Frascolin l'interrompt
par ces mots:
«Laisse-moi faire, mon vieux Zorn.» Puis, s'adressant de nouveau au conducteur: «Où
sommes-nous, mon ami?...
-- À cinq milles de Freschal.
-- Une station de railway?...
-- Non... un village près de la côte.
-- Et y trouverons-nous une voiture?...

-- Une voiture... point... peut-être une charrette...
-- Une charrette à boeufs, comme au temps des rois mérovingiens! s'écrie Pinchinat.
-- Qu'importe! dit Frascolin.
-- Eh! reprend Sébastien Zorn, demande-lui plutôt s'il existe une auberge dans ce trou de
Freschal... J'en ai assez de courir la nuit...
-- Mon ami, interroge Frascolin, y a-t-il une auberge quelconque à Freschal?...
-- Oui... l'auberge où nous devions relayer.
-- Et pour rencontrer ce village, il n'y a qu'à suivre la grande route?...
-- Tout droit.
-- Partons! clame le violoncelliste.
-- Mais, ce brave homme, il serait cruel de l'abandonner là... en détresse, fait observer
Pinchinat. Voyons, mon ami, ne pourriez- vous pas... en vous aidant...
-- Impossible! répond le conducteur. D'ailleurs, je préfère rester ici... avec mon coach...
Quand le jour sera revenu, je verrai à me sortir de là...
-- Une fois à Freschal, reprend Frascolin, nous pourrions vous envoyer du secours...
-- Oui... l'aubergiste me connaît bien, et il ne me laissera pas dans l'embarras...
-- Partons-nous?... s'écrie le violoncelliste, qui vient
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