Lîle à hélice | Page 3

Jules Verne
d'Haydn, de Chopin, écrites pour quatre instruments à cordes, un premier
et un second violon, un alto, un violoncelle! Rien de bruyant, n'est-il pas vrai, rien qui
dénotât le métier, mais quelle exécution irréprochable, quelle incomparable virtuosité! Le
succès de ce quatuor est d'autant plus explicable qu'à cette époque on commençait à se
fatiguer des formidables orchestres harmoniques et symphoniques. Que la musique ne
soit qu'un ébranlement artistement combiné des ondes sonores, soit. Encore ne faut-il pas
déchaîner ces ondes en tempêtes assourdissantes.
Bref, nos quatre instrumentistes résolurent d'initier les Américains aux douces et
ineffables jouissances de la musique de chambre. Ils partirent de conserve pour le
nouveau monde, et, pendant ces deux dernières années, les dilettanti yankees ne leur
ménagèrent ni les hurrahs ni les dollars. Leurs matinées ou soirées musicales furent
extrêmement suivies. Le Quatuor Concertant -- ainsi les désignait-on, -- pouvait à peine
suffire aux invitations des riches particuliers. Sans lui, pas de fête, pas de réunion, pas de
raout, pas de five o'clock, pas de garden- partys même qui eussent mérité d'être signalés à
l'attention publique. À cet engouement, ledit quatuor avait empoché de fortes sommes,
lesquelles, si elles se fussent accumulées dans les coffres de la Banque de New-York,
auraient constitué déjà un joli capital. Mais pourquoi ne point l'avouer? Ils dépensent
largement, nos Parisiens américanisés! Ils ne songent guère à thésauriser, ces princes de
l'archet, ces rois des quatre cordes! Ils ont pris goût à cette existence d'aventures, assurés
de rencontrer partout et toujours bon accueil et bon profit, courant de New-York à San-
Francisco, de Québec à la Nouvelle-Orléans, de la Nouvelle-Écosse au Texas, enfin
quelque peu bohèmes, -- de cette Bohême de la jeunesse, qui est bien la plus ancienne, la
plus charmante, la plus enviable, la plus aimée province de notre vieille France!
Nous nous trompons fort, ou le moment est venu de les présenter individuellement et
nommément à ceux de nos lecteurs qui n'ont jamais eu et n'auront même jamais le plaisir
de les entendre.
Yvernès, -- premier violon, -- trente-deux ans, taille au-dessus de la moyenne, ayant eu
l'esprit de rester maigre, cheveux blonds aux pointes bouclées, figure glabre, grands yeux
noirs, mains longues, faites pour se développer démesurément sur la touche de son
Guarnérius, attitude élégante, aimant à se draper dans un manteau de couleur sombre, se
coiffant volontiers du chapeau de soie à haute forme, un peu poseur peut-être, et, à coup
sûr, le plus insoucieux de la bande, le moins préoccupé des questions d'intérêt,
prodigieusement artiste, enthousiaste admirateur des belles choses, un virtuose de grand
talent et de grand avenir.
Frascolin, -- deuxième violon, -- trente ans, petit avec une tendance à l'obésité, ce dont il
enrage, brun de cheveux, brun de barbe, tête forte, yeux noirs, nez long aux ailes mobiles
et marqué de rouge à l'endroit où portent les pinces de son lorgnon de myope à monture
d'or dont il ne saurait se passer, bon garçon, obligeant, serviable, acceptant les corvées
pour en décharger ses compagnons, tenant la comptabilité du quatuor, prêchant
l'économie et n'étant jamais écouté, pas du tout envieux des succès de son camarade
Yvernès, n'ayant point l'ambition de s'élever jusqu'au pupitre du violon solo, excellent

musicien d'ailleurs, -- et alors revêtu d'un ample cache-poussière par-dessus son costume
de voyage.
Pinchinat, -- alto, que l'on traite généralement de «Son Altesse», vingt-sept ans, le plus
jeune de la troupe, le plus folâtre aussi, un de ces types incorrigibles qui restent gamins
leur vie entière, tête fine, yeux spirituels toujours en éveil, chevelure tirant sur le roux,
moustaches en pointe, langue claquant entre ses dents blanches et acérées, indécrottable
amateur de calembredaines et calembours, prêt à l'attaque comme à la riposte, la cervelle
en perpétuel emballement, ce qu'il attribue à la lecture des diverses clés d'ut qu'exige son
instrument, -- «un vrai trousseau de ménagère», disait-il, -- d'une bonne humeur
inaltérable, se plaisant aux farces sans s'arrêter aux désagréments qu'elles pouvaient
attirer sur ses camarades, et, pour cela, maintes fois réprimandé, morigéné, «attrapé» par
le chef du Quatuor Concertant.
Car il y a un chef, le violoncelliste Sébastien Zorn, chef par son talent, chef aussi par son
âge, -- cinquante-cinq ans, petit, boulot, resté blond, les cheveux abondants et ramenés en
accroche- coeurs sur les tempes, la moustache hérissée se perdant dans le fouillis des
favoris qui finissent en pointes, le teint de brique cuite, les yeux luisant à travers les
lentilles de ses lunettes qu'il double d'un lorgnon lorsqu'il déchiffre, les mains potelées, la
droite, accoutumée aux mouvements ondulatoires de l'archet, ornée de grosses bagues à
l'annulaire et au petit doigt.
Nous pensons que ce léger crayon suffit à peindre l'homme et l'artiste. Mais ce n'est pas
impunément que, pendant une quarantaine d'années, on a tenu une boîte sonore entre ses
genoux. On s'en
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