Lélixir de vie | Page 7

Jules Lermina
praticien banal et routinier qui
vise la croix d'honneur et l'Académie. Quand nous nous évadons des
livres, nous sommes aveugles et ne voyons plus l'homme...
A ce moment, je poussai une exclamation et, posant ma main sur son
bras:
--Regarde, lui-dis-je.
Il suivit l'indication que lui donnait mon doigt.
--Quel est cet homme? demanda-t-il.
--C'est le vieillard dont je te parlais tout à l'heure... M. Vincent!...
En effet, sous le reflet cru des cristaux dépolis, le vieillard s'avançait,
lentement, péniblement, et je frissonnais en constatant l'incroyable
changement qui s'était produit en lui depuis une heure à peine que je
l'avais quitté.
Il me paraissait blafard, maigre, voûté, brisé. A chaque pas traîné sur
l'asphalte, il regardait autour de lui, tournant son cou branlant dont je
croyais entendre craquer les vertèbres.
--Hé! mais, s'écria un de nos voisins, c'est le vieux Thévenin! Il n'est
donc pas mort?
--En effet, reprit Gaston, qui l'avait regardé plus attentivement; je ne
l'avais pas reconnu tout d'abord...
--Mais qui est M. Thévenin? demandai-je impatiemment.

Sans me répondre directement, Gaston continua, comme se parlant à
lui-même:
--Je l'ai rencontré il y a quelques mois à peine, il était alerte et rajeuni...
--Puisque moi-même, il y a une heure, j'ai cru, en le voyant, me trouver
en face d'un homme encore jeune... Il se peut, après tout, que le chagrin
ait produit cette métamorphose...
--Viens, me dit Gaston, en me touchant légèrement l'épaule; je te dirai
ce que je sais de lui...
M. Vincent--je continuerai à lui donner ce nom, qui lui appartenait
réellement: il s'appelait Vincent Thévenin--avait franchi la zone de
lumière dont nous occupions le centre.
Je me levai avec empressement et suivis mon camarade.
En un instant, nous eûmes retrouvé la piste du vieillard, qui remontait
le boulevard, se perdant à travers la foule rieuse et gaie qui jouissait de
cette soirée d'été plantureuse et vivifiante.
Son dos étroit semblait appartenir à une personnage macabre.
--Parle, dis-je à mon camarade; hâte-toi de me dire ce que tu sais de ce
personnage qui m'intéresse, m'inquiète et m'irrite tout à la fois.
--Suivons-le d'abord, reprit Gaston; je connais son passé, il me plairait
de connaître quelque chose du présent.
Je dus commander à mon impatience et, réglant notre pas sur celui de
M. Thévenin, nous nous arrangeâmes de façon à ne le pas perdre de
vue.
Je remarquai alors que devant chaque café il s'arrêtait, restant sur le
seuil et fouillant du regard, cherchant sans doute quelqu'un... ou
peut-être quelqu'une, ajouta Gaston en riant. En effet, il se portait de
préférence devant les établissements fréquentés par les jeunes femmes
du quartier.

--C'est une simple plaisanterie, du reste, ajouta Gaston; car, outre que
Thévenin a toujours été fort chaste, il doit être plus que centenaire...
--Centenaire!
--J'ai trente-cinq ans, reprit mon interlocuteur, et, quand j'en avais
quinze, celui qui me raconta l'histoire de Thévenin m'affirma qu'il
vivait déjà en 1789.
Cependant le vieillard avait repris--non sa course--mais son glissement
silencieux qui lui donnait un caractère quasi-fantastique.
A mesure qu'il marchait, il semblait qu'il se courbât davantage sous un
poids devenu plus lourd: son apparence falote s'accentuait. En vérité,
nous en venions à craindre qu'il ne s'affinât au point de s'évanouir dans
l'air et de disparaître tout à fait.
Arrivé à l'extrémité du boulevard, il s'arrêta, comme hésitant sur la
direction qu'il devait suivre: mais l'heure passait, les promeneurs
devenaient rares. Étant tout près de lui, presque à le toucher, nous le
vîmes esquisser un geste qui tenait à la fois de la colère et du
découragement; et il s'engagea dans une rue transversale.
Nous ne perdîmes pas sa trace et bientôt nous le vîmes traverser la rue
et marcher droit à une porte cochère, devant laquelle une grosse
femme--évidemment une concierge--humait les fraîcheurs de la soirée,
tenant sur les genoux un garçon de six à sept ans, solide et gras.
A peine le gars eût-il aperçu Thévenin qu'il sauta en bas du giron de sa
mère et courut à lui à grandes enjambées. Il heurta même si fort le
vieillard que nous craignîmes un instant qu'il ne le renversât. Mais au
contraire, avec une force qui nous étonna, Thévenin le saisit dans ses
bras, l'enleva de terre et l'embrassa longuement:
--Pauvre homme, murmurai-je attendri, il pense à la petite morte.
Cependant la grosse femme rappelait son garçon, l'objurgant en criant:

--Veux-tu bien laisser monsieur... petit gredin!... Je vous demande
pardon, monsieur Vincent...
Il répondait doucement, tapotant les joues du petit qui était revenu se
coller contre lui.
--Ah! je sais bien que vous êtes le papa Gâteau de tous les enfants!
continuait la femme, et, du plus loin qu'ils vous aperçoivent, ils courent
à vous...
Cependant M. Vincent n'entrait pas, quoique la concierge se fût écartée
pour lui livrer passage.
Il paraissait hésiter; puis il lui dit timidement:
--Vous ne
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