Lélixir de vie | Page 6

Jules Lermina
personnage que je connaissais sous le nom de M. Vincent,

dont l'abord, il est vrai, m'avait frappé d'une impression pénible, mais
que nul indice ne me permettait de soupçonner... Et sur quoi auraient
porté mes soupçons? Si horribles que pussent être certaines hypothèses,
je m'y arrêtais et, là encore, groupant mes observations, j'acquérais la
conviction qu'elles n'auraient reposé sur aucune base possible.
Puis, je le répète, il est des physionomies qui ne trompent pas, et celle
de cette mère respirait la plus parfaite honnêteté. Elle aimait sa fille, ne
l'avait jamais quittée... Non, non, il était inutile de se lancer sur une
piste que tout démontrait fausse et calomniatrice.
A la fin, cet examen de raison et de conscience m'énerva à ce point qu'il
me fut impossible de rester seul plus longtemps. J'avais besoin
d'entendre des voix humaines, d'échanger mes pensées, de me rafraîchir
le cerveau dans le flot des banalités courantes.
Je sortis. Quand j'entrai dans le cercle de lumière projeté par le gaz de
la brasserie, et d'où émergeait la silhouette remuante des jeunes gens,
ce fut une clameur de bienvenue. Depuis ma thèse, on ne m'avait pas vu
trois fois. Et les quolibets amicaux de pleuvoir sur moi, et les mains de
m'attirer, pour me contraindre à m'asseoir devant une pile de soucoupes,
obélisque obituaire des chopes disparues. Je ne me fis pas prier,
d'ailleurs. Ce bruit, cette exubérance me rassérénaient.
Il me fallut rendre raison de ma perpétuelle réclusion, me défendre
d'ingratitude envers les anciennes amitiés, confesser mes ambitions et
mes espérances, mais surtout trinquer et retrinquer encore, en absorbant
l'horrible dilution alcoolisée qu'en notre beau pays on décore du nom de
bière, et dont le principal mérite--apprécié surtout du vendeur--est de
condamner le moins altéré à une soif dévorante, mère du
renouvellement.
Sous cette influence excitante pour le cerveau, jusqu'au moment où elle
torture l'estomac, mes idées se faisaient plus nettes: je reprenais la
perception active des faits et en même temps, je sentais un invincible
désir de raconter l'étrange aventure à laquelle j'avais été mêlé tout à
l'heure. Naturellement je ne tardai pas à y succomber et, d'une seule
haleine, je narrai l'incident.

Comme il s'agissait d'un enfant--l'éternel problème qui émeut les plus
sceptiques--on m'écouta attentivement, et nul ne me railla lorsque
j'affirmai l'émotion douloureuse que m'avait causée mon ignorance.
--Ecoute, me dit Gaston Dussault, un jeune docteur dont nous
reconnaissions tous la haute valeur, je n'ai pas la prétention de te
donner le mot du logogriphe que tu nous proposes. Mon observation
sera d'un caractère plus général et en même temps de nature, hélas! peu
encourageante. Il y a deux périodes dans la vie du médecin. La
première--temps de jeunesse--comporte la curiosité ardente, la volonté
de vaincre le mal, le dévouement que rien ne rebute. C'est aussi le
temps du travail acharné, avec quinze et vingt heures de lecture ou de
griffonnage, avec la brûlure des yeux à des mèches de chandelles
fumeuses et mal odorantes. Or pendant que nous potassons avec cette
furie, la vie marche, s'agite, se rue autour et en dehors de nous. Nous
nous bouchons les oreilles pour n'entendre pas le bruit que fait
l'humanité, la grande malade souffrant par les poumons, par le coeur,
par le cerveau. Nous demandons à autrui la science toute faite, celle
que le passé a entassée dans les in-8° formidables de lourdeur et de prix
et le temps nous manque pour apprendre le secret de la vie et de la mort
dans le seul livre toujours ouvert, illustré de schémas toujours
nouveaux, sincères et probants, et ce livre, le voici...
D'un geste circulaire, il montrait le boulevard; le gaz jetait ses bandes
blanchâtres dans lesquelles roulait le flot incessant des promeneurs.
--Voilà le grand manuel de pathologie interne et externe, continua-t-il;
voilà la physiologie en action. Que voyons-nous de cela nous, les
jeunes, rivés à l'hôpital ou au cabinet de travail? Et ceci est un volume,
un chapitre, un alinéa de la vaste encyclopédie médicale qui est la
société tout entière. Ah! s'écria-t-il d'un accent dont la sincérité nous
frappa, avoir le temps--c'est-à-dire l'argent de la vie quotidienne--et se
consacrer tout entier à la lecture de la bibliothèque humaine, de ce
dictionnaire universel dont chaque homme est une page, l'épeler, la
transcrire, l'annoter... et après cela faire de la médecine! Que dis-je?
Après cela, la médecine serait faite... car alors on aurait autopsié, non
des cadavres, mais des êtres vivants, des cerveaux, des poitrines et des

coeurs... Dix ans d'observations accomplies avec le superbe courage
que nous mettons à remuer des cendres d'érudition, et la vraie flamme
jaillirait!...
--Mais après le travail forcené auquel nous devons nous condamner,
m'écriai-je, il nous reste plus de la moitié de notre vie...
--Pour devenir le second homme qui est en tout médecin, interrompit-il,
le découragé, le sceptique, l'ignorant, le
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