Légendes rustiques | Page 8

Georges Sand
me
raconta lui-même ses impressions en face de cette laveuse
singulièrement attardée:
«Je ne pensai à la légende que lorsque j'eus perdu cette femme de vue.
Je n'y pensais pas avant de la rencontrer. Je n'y croyais pas et je
n'éprouvais aucune méfiance en l'abordant. Mais, dès que je fus auprès
d'elle, son silence, son indifférence à l'approche d'un passant, lui
donnèrent l'aspect d'un être absolument étranger à notre espèce. Si la
vieillesse la privait de l'ouïe et de la vue, comment était-elle venue de
loin toute seule laver, à cette heure insolite, à cette source glacée où elle
travaillait avec tant de force et d'activité? Cela était au moins digne de
remarque; mais ce qui m'étonna encore plus, c'est ce que j'éprouvai en
moi-même. Je n'eus aucun sentiment de peur, mais une répugnance, un
dégoût invincibles. Je passai mon chemin sans qu'elle détournât la tête.
Ce ne fut qu'en arrivant chez moi que je pensai aux sorcières des
lavoirs, et alors j'eus très peur, j'en conviens franchement, et rien au
monde ne m'eut décidé à revenir sur mes pas.»
Une autre fois, le même ami passait auprès des étangs de Thevet, vers
deux heures du matin. Il venait de Linières, où il assure qu'il n'avait ni
mangé ni bu, circonstance que je ne saurais garantir. Il était seul, en
cabriolet, suivi de son chien. Son cheval étant fatigué, il mit pied à terre
à une montée, et se trouva au bord de la route, près d'un fossé où trois
femmes lavaient, battaient et tordaient avec une grande vigueur, sans
rien dire. Son chien se serra tout à coup contre lui sans aboyer. Il passa
lui-même sans trop regarder. Mais à peine eut-il fait quelques pas, qu'il
entendit marcher derrière lui, et que la lune dessina à ses pieds une

ombre très allongée. Il se retourna et vit une des femmes qui le suivait.
Les deux autres venaient à quelque distance comme pour appuyer la
première.
«Cette fois, dit-il, je pensai bien aux lavandières maudites, mais j'eus
une autre émotion que la première fois. Ces femmes étaient d'une taille
si élevée, et celle qui me suivait de près avait tellement les proportions,
la figure et la démarche d'un homme, que je ne doutai pas un instant
d'avoir affaire à de mauvais plaisants de village, mal intentionnés
peut-être. J'avais une bonne trique à la main, je me retournai en disant:
Que voulez-vous?
Je ne reçus point de réponse, et ne me voyant pas attaqué, n'ayant pas
de prétexte pour attaquer moi-même, je fus forcé de regagner mon
cabriolet, qui était assez loin devant moi, avec cet être désagréable sur
les talons. Il ne me disait rien et semblait se faire un malin plaisir de me
tenir sous le coup d'une provocation. Je tenais toujours mon bâton, prêt
à lui casser la mâchoire au moindre attouchement, et j'arrivai ainsi à
mon cabriolet avec mon poltron de chien qui ne disait mot et qui y
sauta avec moi. Je me retournai alors et, quoique j'eusse entendu,
jusque-là, des pas sur les miens et vu une ombre marcher à côté de la
mienne, je ne vis personne. Seulement je distinguai, à trente pas
environ en arrière, à la place où je les avais vues laver, les trois grandes
diablesses sautant, dansant et se tordant comme des folles sur le bord
du fossé. Leur silence, contrastant avec ces bonds échevelés, les rendait
encore plus singulières et pénibles à voir.
Si l'on essayait, après ce récit, d'adresser au narrateur quelque question
de détail, ou de lui faire entendre qu'il avait été le jouet d'une
hallucination, il secouait la tête et disait: «Parlons d'autre chose. J'aime
autant croire que je ne suis pas fou.» Et ces mots, jetés d'un air triste,
imposaient silence à tout le monde.
Il n'est point de mare ou de fontaine qui ne soit hantée, soit par les
lavandières de nuit, soit par d'autres esprits plus ou moins fâcheux.
Quelques-uns de ces hôtes sont seulement bizarres. Dans mon enfance,
je craignais beaucoup de passer devant un certain fossé où l'on voyait
les pieds blancs. Les histoires fantastiques qui ne s'expliquent pas sur la

nature des êtres qu'elles mettent en scène, et qui restent vagues et
incomplètes, sont celles qui frappent le plus l'imagination. Ces pieds
blancs marchaient, dit-on, le long du fossé à certaines heures de la nuit;
c'était des pieds de femme, maigres et nus, avec un bout de robe
blanche ou de chemise longue qui flottait et s'agitait sans cesse. Cela
marchait vite et en zigzag, et si l'on disait: «Je te vois! veux-tu te
sauver!» cela courait si vite _qu'on ne savait plus où ça avait passé.
Quand on ne disait rien, cela_ marchait devant vous; mais quelque
effort que l'on fit pour voir plus haut que la cheville, c'était chose
impossible.
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