Légendes rustiques | Page 9

Georges Sand
Ça n'avait ni jambes, ni corps, ni tête, rien que des pieds. Je
ne saurais dire ce que ces pieds avaient de terrifiants; mais, pour rien au
monde, je n'eusse voulu les voir.
Il y a, en d'autres lieux, des fileuses de nuit dont on entend le rouet dans
la chambre que l'on habite et dont on aperçoit quelquefois les mains.
Chez nous, j'ai ouï parler d'une brayeuse de nuit, qui broyait le chanvre
devant la porte de certaines maisons et faisait entendre le bruit régulier
de la braye d'une manière qui n'était pas naturelle. Il fallait la laisser
tranquille, et si elle s'obstinait à revenir plusieurs nuits de suite, mettre
une vieille lame de faux en travers de l'instrument dont elle avait
coutume de s'emparer pour faire son vacarme, elle s'amusait un
moment à vouloir broyer cette lame, puis elle s'en dégoûtait, la jetait en
travers de la porte et ne revenait plus.
Il y avait encore la peillerouse de nuit qui se tenait sous la guenillière
de l'église. Peille est un vieux mot français qui signifie haillon; c'est
pourquoi le porche de l'église, où se tiennent, pendant les offices les
mendiants porteurs de peilles, s'appelle d'un nom analogue.
Cette peillerouse accostait les passants et leur demandait l'aumône. Il
fallait se bien garder de lui rien donner; autrement elle devenait grande
et forte, de cacochyme qu'elle vous avez semblé, et elle vous rouait de
coups. Un nommé Simon Richard, qui demeurant dans l'ancienne cure
et qui soupçonnait quelque espièglerie des filles du bourg à son
intention particulière, voulut batifoler avec elle. Il fut laissé pour mort.
Je le vis sur le flanc, le lendemain, très rossé et très égratigné, en effet.
Il jurait n'avoir eu affaire qu'à une petite vieille «qui paraissait cent ans,

mais qui avait la poigne comme trois hommes et demi.»
On voulut en vain lui faire supposer qu'il avait eu affaire à un gâ plus
fort que lui, qui, sous un déguisement, s'est vengé de quelque mauvais
tour de sa façon. Il était fort et hardi, même querelleur et vindicatif.
Pourtant, il quitta la paroisse aussitôt qu'il fut debout et n'y revint
jamais, disant qu'il ne craignait ni homme ni femme. Mais bien les gens
qui ne sont pas de ce monde et qui n'ont pas le corps fait en chrétiens.

La Grand'bête
Les enfants du père Germain revenaient chargés de fagots qu'ils avaient
dérobés. Au sortir des tailles de Champeaux, ils entendirent tous les
oiseaux du bois crier à la fois, et virent une bête _qui était faite comme
un veau, tout comme un lièvre aussi_. C'était la grand'bête.
Maurice SAND.
Sous les noms de _bigorne, de chien blanc, de bête navette, de vache au
diable, de piterne, de taranne_, etc., etc., un animal fabuleux se
promène, de temps immémorial, dans les campagnes et pénètre même
dans les habitations, on ne sait plus dans quel dessein, tant on lui fait
bonne guerre pour le repousser, dès que sa présence est signalée dans
une localité.
Dans nos provinces du centre, ce que l'on raconte de la Grand'bête
s'accorde particulièrement avec ce qui est dit de la Taranne dans les
provinces du nord. C'est le plus souvent une chienne de la taille d'une
génisse. Les enfants et les femmes, qui ont l'imagination vive, lui ont
bien vu des cornes, des yeux de feu, et l'assemblage hétérogène des
formes de divers animaux; mais les gens calmes et clairvoyants ont
décidé, en dernier ressort, que c'est une levrette, et tant de ces
personnes sages l'on vue, qu'il faut bien adopter cette version la plus
accréditée.
De toutes les antiques superstitions, celle-ci est la moins effacée. La
Grand'bête a fait sa dernière apparition dans nos environs, il n'y a pas

plus de cinq ou six ans, et il n'est pas prouvé qu'elle soit décidée à ne
plus reparaître.
Dans mon enfance, j'allais souvent me promener, les soirs d'été, à une
métairie appartenant à ma grand'mère et située dans les terres, à une
demi-lieue de chez nous. Cette métairie a été longtemps le théâtre des
grands sorcelages et des apparitions les mieux conditionnés. Je
n'oublierai jamais une soirée où l'orage nous avait retenus, mon frère et
moi, jusqu'à la grand'nuit, c'est-à-dire entre neuf et dix heures du soir.
J'avais une dizaine d'années, mon frère avait quinze ans et faisait le
brave. Quant à moi, je le confesse, j'avais grand'peur: la bête avait paru
la veille, disait-on, autour de la ferme, et manquablement, c'est-à-dire
infailliblement, elle allait reparaître dès que je jour aurait pris fin.
Je crois toujours voir les apprêts du combat. Les hommes s'armant de
fourches de fer et de bâtons; le métayer prenant, au manteau de la
cheminée, et chargeant de balles bénites son long fusil à un seul canon;
sa vieille mère faisant ranger les enfants au fond
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