gai, du gai!? dit vivement Monsieur Vernet. Mais Madame Vernet le reprend, délicate:
--?J'espère que Monsieur Henri nous donnera des deux, et plusieurs fois de chaque.?
--?Mais par quoi commencer??
--?Ah! cela, c'est votre affaire.?
--?Je suivrai donc l'ordre en usage au Théatre-Fran?ais. Quand on donne deux ou trois pièces, on termine par la plus joyeuse. L'esprit se débarbouille des tristesses du drame dans l'eau vive de la comédie. Mais je vous préviens que si je récite relativement assez bien les vers des autres, je lis fort mal les miens!?
Monsieur Vernet répond:
--?Qu'à cela ne tienne, mon ami. Si vous préférez nous dire des vers des autres, faites comme il vous plaira.?
Sa femme, décontenancée, va le gronder, et je sens sous la table un remue-ménage de pieds.
--?Ne faites pas attention, Monsieur Henri, dit-elle. Nous vous ou?ssons.?
--?Allez-y?, dit Monsieur Vernet.
Je commence en fixant le fumivore de la lampe. Tant?t je m'arrête à chaque fin de vers, à chaque hémistiche, souvent ailleurs: j'ai l'air de bégayer; tant?t un courant m'entra?ne: je flotte à l'aventure. Ici les mots me paraissent pléthoriques de sens, et ma voix se tra?ne dessus pour les écraser, en faire jaillir l'idée, le jus et le suc. Plus loin, une pudeur me prend. Ce que je dis ne peut être que banal. Je n'y tiens pas. Je le prodigue, en veux-tu, en voilà. C'est de la monnaie de cuivre plate. Je n'ai qu'à renverser la bouche comme un pot, et cela tombe et se répand. Pouvait-on espérer qu'il sortirait un bruit si continu d'un gar?on aussi maigre?
Monsieur Vernet a planté son couteau dans une rainure de la table et le fait vibrer avec précaution. Il lui faut cette musique sourde à mes vers.
Madame Vernet murmure:
--?Mais c'est qu'ils sont jolis, ces vers-là!?
Et, après un silence:
--?Ils ne sont pas jolis: ils sont beaux.?
Parfois, je ne dis plus rien:
--?C'est fini??
--?Oui, c'est fini.?
--?Ah! très bien, très bien.?
Monsieur Vernet fait vigoureusement vibrer son couteau, et applaudit, trois doigts de sa main droite claquant sur le dos de sa main gauche.
--?Savez-vous que vous êtes un vrai poète?? me dit Madame Vernet en hochant la tête.
--?Puisque celle-là est finie, à une autre,? dit Monsieur Vernet.
--?Oh! je veux bien, moi.?
Et, de nouveau, je vais me remettre à ronronner, la jambe droite en avant, le regard perdu. Déjà je me balance.
--?Une goutte de brandy! m'offre Monsieur Vernet: ?a fait du bien quand on parle longtemps.?
Mais pourquoi m'efforcer de faire de cette scène une évocation risible? J'étais sincère. Je le suis toujours quand je dis des vers. Monsieur et Madame Vernet ne se moquaient pas. Les sons musicaux planaient autour de nous. Nous trouvions mélancolique le grincement d'une persienne, et nous écoutions le sifflement d'un bec de gaz comme le soupir d'un être cher. Monsieur Vernet se sentait tout chose. Madame Vernet ne savait pas ce qu'elle avait. Je comptais au plafond des crottes de mouches, mondes stellaires. Le vacillement du fumivore, c'était l'ébranlement d'une vo?te céleste. Nos ames libres, désemprisonnées, se hissaient au dehors et frissonnaient doucement.
XIII
COUPS DE SONDE
Je laisse tomber un plomb dans la confiance du mari. Le fond est-il de sable ou de rocher, tapissé d'herbes serrées? J'avancerai à tatons. Qu'est-ce que je suis venu faire ici? Je d?ne bien et souvent. Je dis des vers à la satiété de tous. Mais ne dois-je pas à mon éducation littéraire et aux exigences du monde de coucher avec Madame Vernet? Tous les amis d'une femme sont ses amants. Chacun sait cela. Témérairement je m'efforce de le faire entendre à Monsieur Vernet:
--?Entre un homme et une femme, l'amitié ne peut être que la frêle passerelle qui mène à l'amour!?
Monsieur Vernet, inquiet, ne répond rien. Plus tard, quand le moment sera venu de le tranquilliser et que je citerai des exemples historiques d'amitiés d'homme à femme restées pures malgré les apparences, il ne manquera pas de me rappeler mon mot.
Nous ne rivalisons encore que de générosité. Nous nous estimons pour notre indépendance de caractère. Elle se traduit par des expressions familières et même grossières. Monsieur Vernet, homme m?r, conna?t la vie. J'ai aussi ma petite expérience. Nous nous énumérons nos aventures, dont quelques-unes sont scabreuses; mais nous avons deux ou trois principes inébranlables, auxquels notre dignité en péril s'est toujours, par bonheur, accrochée. C'est ainsi que la femme d'un ami est sacrée. Nous comprenons le vol, le viol d'une jeune fille, tous les crimes: nous n'admettons jamais, sous aucun prétexte, qu'on prenne la femme d'un ami.
Ayant le moins à craindre, je me révolte avec le plus d'indignation; je plaque mes deux mains sur les larges épaules de Monsieur Vernet, comme si nous allions lutter corps à corps, et je lui dis:
--?J'ai un ami, de mon age, que je respecte autant qu'un frère a?né. Il rencontre dans la rue une femme quelconque, la suit, s'attache à elle, n'ignore pas qu'il a eu plus d'un prédécesseur,
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