mais ne songe qu'au dernier. La manière dont ils ont permuté le préoccupe:
--?Quand l'as-tu quitté??
--?Encore! Mais puisque je ne l'aime plus.?
--?Réponds: quand l'as-tu quitté??
--?Quand je t'ai trouvé.?
--?Alors c'est moi qui l'ai remplacé.?
--?Naturellement.?
--?Ainsi, tu l'as planté là pour moi, à cause de moi??
--?Sans doute: pourquoi??
--?Pour rien?, dit mon ami.
Il prend son chapeau, part et ne revient plus.
--?C'était exagéré, dit Monsieur Vernet, mais tout de même gentil de sa part. Il compatissait à l'infortune d'un étranger!?
Je n'ajoute pas:
--?L'ami c'est moi!?
On le devine aisément.
J'ai en effet une collection d'amis imaginaires que je fais intervenir à propos, infames ou vertueux, selon la thèse à soutenir. J'en ai de très riches: ils possèdent des chateaux à l'étranger, et, importuns, me supplient d'y aller passer quelques mois. J'en ai de pauvres, qui mènent, dans l'ombre, une vie de reclus, et préparent leur grand oeuvre silencieusement.
--?Mais quant à cet autre, dis-je, il m'est impossible de le voir sans dégo?t, et je n'en parle que pour provoquer un haut-le-coeur. Croyez-vous qu'il s'est installé au milieu d'une famille complète? Il la ronge, pourrit la mère, conseille le père, dirige l'éducation des enfants, préside à table, et organise la dépense!?
Les bras croisés, mes doigts tambourinant sur la manche de ma redingote, je pose à Monsieur Vernet cette question:
--?En toute sincérité, que dites-vous de cet être-là??
--?Je dis que c'est un cochon, voilà ce que je dis!?
De mon c?té, je fais:
--?Bêe, bêe.?
comme une chèvre, ou comme un baby qui vient de tremper son doigt dans une ordure.
--?La femme qui s'oublie, dit Madame Vernet, les yeux baissés sur son ouvrage, n'est pas une femme intelligente. Il me semble à moi que, si j'étais sur le point de commettre une faute, je m'abstiendrais par bon sens, après avoir raisonné.?
--?Raisonnez un peu, voyons!?
Elle ne répond pas. Pour l'encourager, au cas où, quelque jour, elle serait tentée de risquer une avance, je parle de ma timidité auprès des femmes.
--?C'est comme cela. Je n'ai jamais pu faire le premier pas. Je ne me rends compte de ce que peut être une déclaration que par mes lectures. Je me mettrais volontiers à croupetons aux pieds d'une femme si j'étais s?r de son amour; je lui dirais que je l'aime, à quatre pattes ou sur le dos, après. Mais avant, j'ai peur de me tromper, une peur bizarre, bleue. Je n'exige pas que les r?les soient intervertis, mais il faut que la femme me fasse signe d'approcher, me promette la réussite par une télégraphie nette. Sans cela nous pourrions rester indéfiniment c?te à c?te.?
Madame Vernet est prévenue.
--?Vous avez d? laisser échapper de belles occasions?? dit Monsieur Vernet.
--?C'est possible!? dis-je sérieusement, sans m'apercevoir que je me rends grotesque même aux yeux du mari. Une mélancolie soudaine m'envahit. Je crois entrer dans une brume épaisse qui me cache le monde extérieur. Je parle pour moi seul, tout entier à des souvenirs écoeurants.
--?Quels êtres vils peut faire de vous le désir de la femme, de sa chair?--car son coeur nous est précieux comme une vieille botte dépareillée, et son ame vaut la vessie d'un poisson qu'on vide. C'est donc pour coucher avec une femme, pour pétrir son corps, en boulangers, avec des han! han! gutturaux et sourds, que nous bravons notre mépris. Oh! si je ne craignais lachement d'être aussit?t métamorphosé en idiot, je le proclame sans vouloir sonner ici une vaine fanfare, je me ferais eunuque. Je me couperais, et je jetterais avec dédain la cause de tous nos maux au premier canard venu!?
Monsieur Vernet trouve qu'il n'y a que moi pour avoir des idées pareilles, et Madame Vernet, tellement courbée en deux qu'on ne voit plus que son dos, pouffe, avec une sorte de jappement continu.
XIV
COSMOGRAPHIE
Et c'est tout. Nos conversations reviennent les mêmes. Le plus souvent, je prends la parole, et, tandis que mes dents s'amusent d'un Palmer, ma bouche s'emplit et se vide de mots. Les notes que je repasse tous les deux ou trois jours me sont alors très utiles. Elles condensent ce qu'un jeune homme doit savoir pour para?tre supérieur. C'est un extrait de l'Intelligence de Taine vulgarisé à l'usage des gens du monde. C'est une ironie de Renan grossie, mise au point des vues moyennes. C'est un vers de Baudelaire qui étonne et qu'on écoute longtemps en soi-même comme l'écho d'une voix grondant en un caveau. La science m'a fourni une vingtaine de faits précis et stupéfiants. Mais je ne les place pas au hasard. Pour parler de la foudre, j'attends qu'il tonne. J'explique l'éclair au passage.
En astronomie, je m'en rapporte à Flammarion. Madame Vernet ouvre la fenêtre, et, tout de suite, ce qui des étoiles surprend le plus Monsieur Vernet, c'est leur quantité.
--?Si j'avais autant de pièces de vingt francs, je ne serais pas ici.?
Mais la destinée même des étoiles préoccupe Madame Vernet. Elle voudrait savoir s'il y a du monde dedans; et si quelqu'un
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