Keraban Le Tetu, vol 2 | Page 8

Jules Verne
sous l'ombrage des noyers, des châtaigniers, entre les
buissons de lauriers et de rosiers des Alpes, enguirlandés par les
inextricables sarments de la vigne sauvage.
Toutefois, si cette lisière du Lazistan offre un passage assez facile aux
voyageurs, elle n'est pas saine dans ses parties basses. Là s'étendent des
marécages pestilentiels; là règne le typhus à l'état endémique, depuis le
mois d'août jusqu'au mois de mai. Par bonheur pour le seigneur
Kéraban et les siens, on était en septembre, et leur santé ne courait plus
aucun risque. Des fatigues, oui! des maladies, non! Or, si on ne se
guérit pas toujours, on peut toujours se reposer. Et lorsque le plus
entêté des Turcs raisonnait ainsi, ses compagnons ne pouvaient rien
avoir à lui répondre.
L'araba s'arrêta à la bourgade d'Archawa, vers neuf heures du matin. On
se mit en mesure d'en repartir une heure après, sans que Van Mitten eût
trouvé le joint pour toucher un mot de ses fameux projets d'emprunt à
son ami Kéraban.
De là, cette demande de Bruno:
«Eh bien, mon maître, est-ce fait?...
--Non, Bruno, pas encore.
--Mais il serait temps de....
--A la prochaine bourgade!
--A la prochaine bourgade?...
--Oui, à Witse.»
Et Bruno, qui, au point de vue pécuniaire, dépendait de son maître
comme son maître dépendait du seigneur Kéraban, reprit place dans
l'araba, non sans dissimuler, cette fois, sa mauvaise humeur.
«Qu'a-t-il donc, ce garçon? demanda Kéraban.
--Rien, se hâta de répondre Van Mitten, pour détourner la conversation.
Un peu fatigué, peut-être!
--Lui! répliqua Kéraban. Il a une mine superbe! Je trouve même qu'il
engraisse!
--Moi! s'écria Bruno, touché au vif.
--Oui! il a des dispositions à devenir un beau et bon Turc, de

majestueuse corpulence!»
Van Mitten saisit le bras de Bruno qui allait éclater à ce compliment, si
inopportunément envoyé, et Bruno se tut.
Cependant, l'araba se maintenait en bonne allure. Sans les cahots qui
provoquaient de violentes secousses à l'intérieur, lesquelles se
traduisaientpar des contusions plus désagréables que douloureuses, il
n'y aurait rien eu à dire.
La route n'était pas déserte. Quelques Lazes la parcouraient, descendant
les rampes des Alpes Pontiques, pour les besoins de leur industrie ou de
leur commerce. Si Van Mitten eût été moins préoccupé de son
«interpellation», il aurait pu noter sur ses tablettes les différences de
costume qui existent entre les Caucasiens et les Lazes. Une sorte de
bonnet phrygien, dont les brides sont enroulées autour de la tête en
manière de coiffure, remplace la calotte géorgienne. Sur la poitrine de
ces montagnards, grands, bien faits, blancs de teint, élégants et souples,
s'écartèlent les deux cartouchières disposées comme les tuyaux d'une
flûte de Pan. Un fusil court de canon, un poignard à large lame, fiché
dans une ceinture bordée de cuivre, constituent leur armement habituel.
Quelques âniers suivaient aussi la route et transportaient aux villages
maritimes les productions en fruits de toutes les espèces, qui se
récoltent dans la zone moyenne.
En somme, si le temps eût été plus sûr, le ciel moins menaçant, les
voyageurs n'auraient point eu trop à se plaindre du voyage, même fait
dans ces conditions.
A onze heures du matin, ils arrivèrent à Witse sur l'ancien Pyxites, dont
le nom grec «buis» est suffisamment justifié par l'abondance de ce
végétal aux environs. Là, on déjeuna sommairement,--trop
sommairement, paraît-il, au gré du seigneur Kéraban,--qui, cette fois,
laissa échapper un grognement de mauvaise humeur.
Van Mitten ne trouva donc pas encore là l'occasion favorable pour lui
toucher deux mots de sa petite affaire. Et, au moment de partir, lorsque
Bruno, le tirant à part, lui dit:
«Eh bien, mon maître?
--Eh bien, Bruno, à la bourgade prochaine.
--Comment?
--Oui! à Artachen!»
Et Bruno, outre d'une telle faiblesse, se coucha en grommelant au fond

de l'araba, tandis que son maître jetait un coup d'oeil ému à ce
romantique paysage, où se retrouvait toute la propreté hollandaise unie
au pittoresque italien.
Il en fut d'Artachen comme de Witse et d'Archawa. On y relaya à trois
heures du soir; on en repartit à quatre; mais, sur une sérieuse mise en
demeure de Bruno, qui ne lui permettait plus de temporiser, son maître
s'engagea à faire sa demande, avant d'arriver à la bourgade d'Atina, où
il avait été convenu que l'on passerait la nuit. Il y avait cinq lieues à
enlever pour atteindre cette bourgade,--ce qui porterait à une quinzaine
de lieues le parcours fait dans cette journée. En vérité, ce n'était pas mal
pour une simple charrette; mais la pluie, qui menaçait de tomber, allait
la retarder, sans doute, en rendant la route peu praticable.
Ahmet ne voyait pas sans inquiétude la période du mauvais temps
s'accuser avec cette obstination. Les nuages orageux grossissaient au
large. L'atmosphère alourdie rendait la respiration difficile. Très
certainement, dans la nuit ou le soir, un orage éclaterait en mer. Après
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 69
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.