les premiers coups de foudre, l'espace, profondément troublé par les
décharges électriques, serait balayé à coups de bourrasque, et la
bourrasque ne se déchaînerait pas sans que les vapeurs ne se résolussent
en pluie.
Or, trois voyageurs, c'était tout ce que pouvait contenir l'araba. Ni
Ahmet, ni Nizib ne pourraient chercher un abri sous sa toile, qui,
d'ailleurs, ne résisterait peut-être pas aux assauts de la tourmente. Donc
pour les cavaliers aussi bien que pour les autres, il y avait urgence à
gagner la prochaine bourgade.
Deux ou trois fois, le seigneur Kéraban passa la tête hors de la bâche et
regarda le ciel, qui se chargeait de plus en plus.
«Du mauvais temps? fit-il.
--Oui, mon oncle, répondit Ahmet. Puissions-nous arriver au relais
avant que l'orage n'éclate!
--Dès que la pluie commencera à tomber, reprit Kéraban, tu nous
rejoindras dans la charrette.
--Et qui me cédera sa place?
--Bruno! Ce brave garçon prendra ton cheval....
--Certainement,» ajouta vivement Van Mitten, qui aurait eu mauvaise
grâce à refuser ... pour son fidèle serviteur.
Mais que l'on tienne pour certain qu'il ne le regarda pas en faisant cette
réponse. Il ne l'aurait pas osé. Bruno devait se tenir à quatre pour ne
point faire explosion. Son maître le sentait bien. «Le mieux est de nous
dépêcher, reprit Ahmet. Si la tempête se déchaîne, les toiles de l'araba
seront traversées en un instant, et la place n'y sera plus tenable.
--Presse ton attelage, dit Kéraban au postillon, et ne lui épargne pas les
coups de fouet!»
Et, de fait, le postillon, qui n'avait pas moins hâte que ses voyageurs
d'arriver à Atina, ne les épargnait guère. Mais les pauvres bêtes,
accablées par la lourdeur de l'air, ne pouvaient se maintenir au trot sur
une route que le macadam n'avait pas encore nivelée.
Combien le seigneur Kéraban et les siens durent envier le «tchapar»,
dont l'équipage croisa leur araba vers les sept heures du soir! C'était le
courrier anglais qui, toutes les deux semaines, transporte à Téhéran les
dépêches de l'Europe. Il n'emploie que douze jours pour se rendre de
Trébizonde à la capitale de la Perse, avec les deux ou trois chevaux qui
portent ses valises, et les quelques zaptiès qui l'escortent. Mais, aux
relais, on lui doit la préférence sur tous autres voyageurs, et Ahmet dut
craindre, en arrivant à Atina, de n'y plus trouver que des chevaux
épuisés.
Par bonheur, cette pensée ne vint point au seigneur Kéraban. Il aurait
eu là une occasion toute naturelle d'exhaler de nouvelles plaintes, et en
eût profité, sans doute!
Peut-être, d'ailleurs, cherchait-il cette occasion. Eh bien, elle lui fut
enfin fournie par Van Mitten.
Le Hollandais, ne pouvant plus reculer devant les promesses faites à
Bruno, se hasarda enfin à s'exécuter, mais en y mettant toute l'adresse
possible. Le mauvais temps qui menaçait lui parut être un excellent
exorde pour entrer en matière.
«Ami Kéraban, dit-il tout d'abord, du ton d'un homme qui ne veut point
donner de conseil, mais qui en demande plutôt, que pensez-vous de cet
état de l'atmosphère?
--Ce que j'en pense?...
--Oui! ... Vous le savez, nous touchons à l'équinoxe d'automne, et il est
à craindre que notre voyage ne soit pas aussi favorisé pendant la
seconde partie que pendant la première!
--Eh bien, nous serons moins favorisés, voilà tout! répondit Kéraban
d'une voix sèche. Je n'ai pas le pouvoir de modifier à mon gré les
conditions atmosphériques! Je ne commande pas aux éléments, que je
sache, Van Mitten!
--Non ... évidemment, répliqua le Hollandais, que ce début
n'encourageait guère. Ce n'est pas ce que je veux dire, mon digne ami!
--Que voulez-vous dire, alors?
--Qu'après tout, ce n'est peut-être là qu'une apparence d'orage ou tout au
plus un orage qui passera....
--Tous les orages passent, Van Mitten! Ils durent plus ou moins
longtemps, ... comme les discussions, mais ils passent, ... et le beau
temps leur succède ... naturellement!
--A moins, fit observer Van Mitten, que l'atmosphère ne soit si
profondément troublée! ... Si ce n'était pas la période de l'équinoxe....
--Quand on est dans l'équinoxe, répondit Kéraban, il faut bien se
résigner à y être! Je ne peux pas faire que nous ne soyons dans
l'équinoxe! ... On dirait, Van Mitten, que vous me le reprochez?
--Non! ... Je vous assure.... Vous reprocher ... moi, ami Kéraban,»
répondit Van Mitten.
L'affaire s'engageait mal, c'était trop évident. Peut-être, s'il n'avait eu
derrière lui Bruno, dont il entendait les sourdes incitations, peut-être
Van Mitten eût-il abandonné cette conversation dangereuse, quitte à la
reprendre plus tard. Mais il n'y avait plus moyen de reculer,--d'autant
moins que Kéraban, l'interpellant, d'une façon directe, cette fois, lui dit
en fronçant le sourcil:
«Qu'avez-vous donc, Van Mitten? On croirait que vous avez une
arrière-pensée?
--Moi?
--Oui, vous! Voyons! Expliquez-vous franchement! Je n'aime pas les
gens qui
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