Keraban Le Tetu, vol 2 | Page 7

Jules Verne
médiocre; mais, la
fatigue aidant, tous y dormirent leurs dix heures consécutives, tandis
qu'Ahmet, le soir même, se mettait en campagne pour trouver un
moyen de transport.
Le lendemain, 14 septembre, à sept heures, une araba était tout attelée
devant la porte de l'auberge.
Ah! qu'il y avait lieu de regretter l'antique chaise de poste, remplacée
par une sorte de charrette grossière, montée sur deux roues, dans
laquelle trois personnes pouvaient à peine trouver place! Deux chevaux
à ses brancards, ce n'était pas trop pour enlever cette lourde machine.

Très heureusement, Ahmet avait pu faire recouvrir l'araba d'une bâche
imperméable, tendue sur des cercles de bois, de manière à tenir contre
le vent et la pluie. Il fallait donc s'en contenter en attendant mieux; mais
il n'était pas probable que l'on pût se rendre à Trébizonde en plus
confortable et plus rapide équipage.
On le comprendra aisément: à la vue de cette araba, Van Mitten, si
philosophe qu'il fût, et Bruno, absolument éreinté, ne purent dissimuler
une certaine grimace qu'un simple regard du seigneur Kéraban dissipa
en un instant.
«Voilà tout ce que j'ai pu trouver, mon oncle! dit Ahmet en montrant
l'araba.
--Et c'est tout ce qu'il nous faut! répondit Kéraban, qui, pour rien au
monde, n'eût voulu laisser voir l'ombre d'un regret à l'endroit de son
excellente chaise de poste.
--Oui ... reprit Ahmet, avec une bonne litière de paille dans cette
araba....
--Nous serons comme des princes, mon neveu!
--Des princes de théâtre! murmura Bruno.
--Hein? fit Kéraban.
--D'ailleurs, reprit Ahmet, nous ne sommes plus qu'à cent soixante
agatchs [Footnote: Environ soixante lieues.] de Trébizonde, et là, j'y
compte bien, nous pourrons nous refaire un meilleur équipage.
--Je répète que celui-ci suffira!» dit Kéraban, en observant, sous son
sourcil froncé, s'il surprendrait au visage de ses compagnons
l'apparence d'une contradiction.
Mais tous, écrasés par ce formidable regard s'étaient fait une figure
impassible.
Voici ce qui fut convenu: le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno
devaient prendre place dans l'araba, dont l'un des chevaux serait monté
par le postillon, chargé du soin de relayer après chaque étape; Ahmet et
Nizib, très habitués aux fatigues de l'équitation, suivraient à cheval. On
espérait ainsi ne point éprouver trop de retard jusqu'à Trébizonde. Là,
dans cette importante ville, on aviserait au moyen de terminer ce
voyage le plus confortablement possible.
Le seigneur Kéraban donna donc le signal du départ, après que l'araba
eut été munie de quelques vivres et ustensiles, sans compter les deux
narghilés, heureusement sauvés de la collision, et qui furent mis à la

disposition de leurs propriétaires. D'ailleurs, les bourgades de cette
partie du littoral sont assez rapprochées les unes des autres. Il est même
rare que plus de quatre à cinq lieues les séparent. On pourrait donc
facilement se reposer ou se ravitailler, en admettant que l'impatient
Ahmet consentit à accorder quelques heures de repos et surtout que les
douckhans des villages fussent suffisamment approvisionnés.
«En route!» répéta Ahmet après son oncle, qui avait déjà pris place
dans l'araba.
En ce moment, Bruno s'approcha de Van Mitten, et d'un ton grave,
presque impérieux:
«Mon maître, dit-il, et cette proposition que vous devez faire au
seigneur Kéraban?
--Je n'ai pas encore trouvé l'occasion, répondit évasivement Van Mitten.
D'ailleurs, il ne me paraît pas très bien disposé....
--Ainsi, nous allons monter là-dedans? reprit Bruno en désignant l'araba
d'un geste de profond dédain!
--Oui.... provisoirement!
--Mais quand vous déciderez-vous à faire cette demande d'argent de
laquelle dépend notre liberté?
--A la prochaine bourgade, répondit Van Mitten.
--A la prochaine bourgade?...
--Oui! à Archawa!»
Bruno hocha la tête en signe de désapprobation et s'installa derrière son
maître au fond de l'araba. La lourde charrette partit d'un assez bon trot
sur les pentes de la route.
Le temps laissait à désirer. Des nuages, d'apparence orageuse,
s'amoncelaient dans l'ouest. On sentait, au delà de l'horizon, certaines
menaces de bourrasque. Cette portion de la côte, battue de plein fouet
par les courants atmosphériques venus du large, ne devait pas être
facile à suivre; mais on ne commande pas au temps, et les fatalistes
fidèles de Mahomet savent mieux que tous autres le prendre comme il
vient. Toutefois, il était à craindre que la mer Noire ne continuât pas à
justifier longtemps son nom grec de _Pontus Euxinus_, le «bien
hospitalier», mais plutôt son nom turc de _Kara Dequitz_, qui est de
moins bon augure.
Fort heureusement, ce n'était point la partie élevée et montagneuse du
Lazistan que coupait l'itinéraire adopté. Là, les routes manquent

absolument, et il faut s'aventurer à travers des forêts que la hache du
bûcheron n'a point encore aménagées. Le passage de l'araba y eût été à
peu près impossible. Mais la côte est plus praticable, et le chemin n'y
fait jamais défaut d'une bourgade à l'autre. Il circule au milieu des
arbres fruitiers,
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