pu réenfourcher sa monture.
«Et cette demande d'argent dont vous devez parler? ... dit-il à son
maître qu'il avait tiré à part.
--A Choppa!» répondit Van Mitten.
Et il ne voyait pas sans quelque inquiétude approcher le moment où il
devrait toucher cette question délicate.
Quelques instants après, les voyageurs descendaient la route dont la
pente côtoie les rivages du Lazistan.
Une dernière fois, le seigneur Kéraban se retourna pour montrer le
poing aux Cosaques, qui l'avaient si désobligeamment
embarqué,--lui!-- dans un wagon de chemin de fer, et, au détour de la
côte, il perdit de vue la frontière de l'empire moscovite.
II
DANS LEQUEL VAN MITTEN SE DÉCIDE A CÉDER AUX
OBSESSIONS DE BRUNO, ET CE QUI S'ENSUIT.
«Un singulier pays! écrivait Van Mitten sur son carnet de voyage, en
notant quelques impressions prises au vol. Les femmes travaillent à la
terre, portent les fardeaux, tandis que les hommes filent le chauvre et
tricotent la laine.»
Et le bon Hollandais ne se trompait pas. Cela se passe encore ainsi dans
cette lointaine province du Lazistan, en laquelle commençait la seconde
partie de l'itinéraire.
C'est un pays encore peu connu, ce territoire qui part de la frontière
caucasienne, cette portion de l'Arménie turque, comprise entre les
vallées du Charchout, du Tschorock et le rivage de la Mer Noire. Peu
de voyageurs, depuis le Français Th. Deyrolles, se sont aventurés à
travers ces districts du pachalik de Trébizonde, entre ces montagnes de
moyenne altitude, dont l'écheveau s'embrouille confusément jusqu'au
lac de Van, et enserre la capitale de l'Arménie, celle Erzeroum,
chef-lieu d'un villayet qui compte plus de douze cent mille habitants.
Et cependant, ce pays a vu s'accomplir de grands faits historiques. En
quittant ces plateaux où les deux branches de l'Euphrate prennent leur
source, Xénophon et ses Dix Mille, reculant devant les armées
d'Artaxerce Mnémon, arrivèrent sur le bord du Phase. Ce Phase n'est
point le Rion qui se jette à Poti: c'est le Kour, descendu de la région
caucasienne, et il ne coule pas loin de ce Lazistan à travers lequel le
seigneur Kéraban et ses compagnons allaient maintenant s'engager.
Ah! si Van Mitten en avait eu le temps, quelles observations précieuses
il aurait sans doute faites et qui sont perdues pour les érudits de la
Hollande! Et pourquoi n'aurait-il pas retrouvé l'endroit précis ou
Xénophon, général, historien, philosophe, livra bataille aux Taoques et
aux Chalybes en sortant du pays des Karduques, et ce mont Chenium,
d'où les Grecs saluèrent de leurs acclamations les flots si désirés du
Pont-Euxin?
Mais Van Mitten n'avait ni le temps de voir ni le loisir d'étudier, ou
plutôt on ne le lui laissait pas. Et alors Bruno de revenir à la charge, de
relancer son maître, afin que celui-ci empruntât au seigneur Kéraban ce
qu'il fallait pour se séparer de lui.
«A Choppa!» répondait invariablement Van Mitten.
On se dirigea donc vers Choppa. Mais là, trouverait-on un moyen de
locomotion, un véhicule quelconque, pour remplacer la confortable
chaise, brisée au railway de Poti?
C'était une assez grave complication. Il y avait encore près de deux cent
cinquante lieues à faire, et dix-sept jours seulement jusqu'à cette date
du 30 courant. Or, c'était à cette date que le seigneur Kéraban devait
être de retour! C'était à cette date qu'Ahmet comptait retrouver à la villa
de Scutari la jeune Amasia qui l'y attendrait pour la célébration du
mariage! On comprend donc que l'oncle et le neveu fussent non moins
impatients l'un que l'autre. De là, un très sérieux embarras sur la
manière dont s'accomplirait cette seconde moitié du voyage.
De retrouver une chaise de poste ou tout simplement une voiture dans
ces petites bourgades perdues de l'Asie Mineure, il n'y fallait point
compter.
Force serait de s'accommoder de l'un des véhicules du pays, et cet
appareil de locomotion ne pourrait être que des plus rudimentaires.
Ainsi donc, soucieux et pensifs, allaient, sur le chemin du littoral, le
seigneur Kéraban à pied, Bruno traînant par la bride son cheval et celui
de son maître qui préférait marcher à côté de son ami; Nizib, monté et
tenant la tête de la petite caravane. Quant à Ahmet, il avait pris les
devants, afin de préparer les logements à Choppa, et faire l'acquisition
d'un véhicule, de manière à repartir au soleil levant.
La route se fit lentement et en silence. Le seigneur Kéraban couvait
intérieurement sa colère, qui se manifestait par ces mots souvent
répétés: «Cosaques, railway, wagon, Saffar!» Lui, Van Mitten, guettait
l'occasion de s'ouvrir à qui de droit de ses projets de séparation; mais il
n'osait, ne trouvant pas le moment favorable, dans l'état où était son
ami qui se fût enlevé au moindre mot.
On arriva à Choppa à neuf heures du soir. Cette étape, faite à pied,
exigeait le repos de toute une nuit. L'auberge était
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