Keraban Le Tetu, vol 2 | Page 5

Jules Verne
oncle! s'écria Ahmet en lui tendant les bras, pendant que Nizib et
Bruno gardaient son cheval et celui du Hollandais, mon oncle!
--Mon ami!» ajouta Van Mitten. Kéraban leur saisit la main à tous deux,
et montrant les Cosaques, qui se promenaient sur la lisière de la route:
«En chemin de fer! s'écria-t-il. Ces misérables m'ont forcé à monter en
chemin de fer! ... Moi! ... moi!»
Bien évidemment, d'avoir été réduit à ce mode de locomotion, indigne
d'un vrai Turc, c'était ce qui excitait chez le seigneur Kéraban la plus
violente irritation! Non! il ne pouvait digérer cela! Sa rencontre avec le
seigneur Saffar, sa querelle avec cet insolent personnage et ce qui en
était suivi, le bris de sa chaise de poste, l'embarras où il allait se trouver
pour continuer son voyage, il oubliait tout devant cette énormité: avoir
été en chemin de fer! Lui, un vieux croyant!
«Oui! c'est indigne! répondit Ahmet, qui pensa que c'était ou jamais le
cas de ne pas contrarier son oncle.
--Oui, indigne! ajouta Van Mitten, mais, après tout, ami Kéraban, il ne
vous est rien arrivé de grave....
--Ah! prenez garde à vos paroles, monsieur Van Mitten! s'écria
Kéraban. Rien de grave, dites-vous?»
Un signe d'Ahmet au Hollandais lui indiqua qu'il faisait fausse route.
Son vieil ami venait de le traiter de: «Monsieur Van Mitten» et
continuait de l'interpeller de la sorte:
«Me direz-vous ce que vous entendez par ces inqualifiables paroles:
rien de grave?
--Ami Kéraban, j'entends qu'aucun de ces accidents habituels aux
chemins de fer, ni déraillement, ni tamponnement, ni collision....
--Monsieur Van Mitten, mieux vaudrait avoir déraillé! s'écria Kéraban.

Oui! par Allah! mieux vaudrait avoir déraillé, avoir perdu bras, jambes
et tête, entendez-vous, que de survivre à pareille honte!
--Croyez bien, ami Kéraban! ... reprit Van Mitten, qui ne savait
comment pallier ses imprudentes paroles.
--Il ne s'agit pas de ce que je puis croire! répondit Kéraban en marchant
sur le Hollandais, mais de ce que vous croyez! ... Il s'agit de la façon
dont vous envisagez ce qui vient d'arriver à l'homme qui, depuis trente
ans, se croyait votre ami.»
Ahmet voulut détourner une conversation dont le plus clair résultat eût
été d'empirer les choses.
«Mon oncle, dit-il, je crois pouvoir l'affirmer, vous avez mal compris
monsieur Van Mitten....
--Vraiment!
--Ou plutôt monsieur Van Mitten s'est mal exprimé! Tout comme moi,
il ressent une indignation profonde pour le traitement que ces maudits
Cosaques vous ont infligé!»
Heureusement, tout cela était dit en turc, et les «maudits Cosaques» n'y
pouvaient rien comprendre.
«Mais, en somme, mon oncle, c'est à un autre qu'il faut faire remonter
la cause de tout cela! C'est un autre qui est responsable de ce qui vous
est arrivé! C'est l'impudent personnage qui a fait obstacle à votre
passage au railway de Poti! C'est ce Saffar!...
--Oui! ce Saffar! s'écria Kéraban, très opportunément lancé par son
neveu sur cette nouvelle piste.
--Mille fois oui, ce Saffar! se hâta d'ajouter Van Mitten. C'est là ce que
je voulais dire, ami Kéraban!
--L'infâme Saffar! dit Kéraban.
--L'infâme Saffar!» répéta Van Mitten en se mettant au diapason de son
interlocuteur.
Il aurait même voulu employer un qualificatif plus énergique encore,
mais il n'en trouva pas.
«Si nous le rencontrons jamais! ... dit Ahmet.
--Et ne pouvoir retourner à Poti! s'écria Kéraban, pour lui faire payer
son insolence, le provoquer, lui arracher l'âme du corps, le livrer à la
main du bourreau!...
--Le faire empaler!....» crut devoir ajouter Van Mitten, qui se faisait
féroce pour reconquérir une amitié compromise.

Et cette proposition, si bien turque, on en conviendra, lui valut un
serrement de main de son ami Kéraban.
«Mon oncle, dit alors Ahmet, il serait inutile, en ce moment, de se
mettre à la recherche de ce Saffar!
--Et pourquoi, mon neveu?
--Ce personnage n'est plus à Poti, reprit Ahmet, Quand nous y sommes
arrivés, il venait de s'embarquer sur le paquebot qui fait le service du
littoral de l'Asie Mineure.
--Le littoral de l'Asie Mineure! s'écria Kéraban, Mais notre itinéraire ne
suit-il pas ce littoral?
--En effet, mon oncle!
--Eh bien! si l'infâme Saffar, répondit Kéraban, se rencontre sur mon
chemin, _Vallah-billah tielah_! Malheur à lui!»
Après avoir prononcé cette formule qui est le «serment de Dieu», le
seigneur Kéraban ne pouvait rien dire de plus terrible: il se tut.
Mais comment voyagerait-on, maintenant que la chaise de poste
manquait aux voyageurs? De suivre la route à cheval, cela ne pouvait
sérieusement se proposer au seigneur Kéraban. Sa corpulence s'y
opposait. S'il eût souffert du cheval, le cheval aurait encore plus
souffert de lui. Il fut donc convenu que l'on se rendrait à Choppa, la
bourgade la plus rapprochée. Ce n'était que quelques verstes à faire, et
Kéraban les ferait à pied,--Bruno aussi, car il était tellement moulu qu'il
n'aurait
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