vous aime, une conduite trop froide et trop peu cordiale.
BRUTUS.--Ne vous y trompez point, Cassius: si mon regard s'est voilé, ce trouble de mon maintien ne porte que sur moi-même. Je suis tourmenté depuis quelque temps de sentiments qui se contrarient, d'idées qui ne concernent que moi, et donnent peut-être quelque bizarrerie à mes manières: mais que mes bons amis, au nombre desquels je vous compte, Cassius, n'en soient donc pas affligés, et ne voient rien de plus dans cette négligence, sinon que ce pauvre Brutus, en guerre avec lui-même, oublie de donner aux autres des témoignages de son amitié[10].
[Note 10: Traduction de Voltaire:
Vous vous êtes trompé: quelques ennuis secrets, Des chagrins peu connus, ont changé mon visage; Ils me regardent seul et non pas mes amis. Non, n'imaginez point que Brutus vous néglige: Plaignez plut?t Brutus en guerre avec lui-même: J'ai l'air indifférent, mais mon coeur ne l'est pas.]
CASSIUS.--Alors je me suis bien trompé, Brutus, sur le sujet de vos peines, et cela m'a fait ensevelir dans mon sein des pensées d'un haut prix, d'honorables méditations. Dites-moi, digne Brutus, pouvez-vous voir votre propre visage?
BRUTUS.--Non, Cassius; car l'oeil ne peut se voir lui-même, si ce n'est par réflexion, au moyen de quelque autre objet.
CASSIUS.--Cela est vrai, et l'on déplore beaucoup, Brutus, que vous n'ayez pas de miroirs qui puissent réfléchir à vos yeux votre mérite caché pour vous, qui vous fassent voir votre image. J'ai entendu plusieurs des citoyens les plus considérés de Rome (sauf l'immortel César) parler de Brutus; et, gémissant sous le joug qui opprime notre génération, ils souhaitaient que le noble Brutus f?t usage de ses yeux.
BRUTUS.--Dans quels périls prétendez-vous m'entra?ner, Cassius, en me pressant de chercher en moi-même ce qui n'y est pas.
CASSIUS.--Brutus, préparez-vous à m'écouter; et puisque vous savez que vous ne pouvez pas vous voir vous-même aussi bien que par la réflexion, moi, votre miroir, je vous découvrirai modestement les parties de vous-même que vous ne connaissez pas encore. Et ne vous méfiez pas de moi, excellent Brutus: si je suis un railleur de profession, si j'ai coutume de faire avec les serments ordinaires, étalage de mon amitié à tous ceux qui viennent me protester de la leur, si vous savez que je courtise les hommes et les étouffe de caresses pour les déchirer ensuite, ou que dans la chaleur des festins je fais des déclarations d'amitié à toute la salle, alors tenez-moi pour dangereux.
(On entend des trompettes et une acclamation.)
BRUTUS.--Qu'annonce cette acclamation? Je crains que ce peuple n'adopte César pour roi.
CASSIUS.--Oui? le craignez-vous?--Je dois donc penser que vous ne voudriez pas qu'il le f?t.
BRUTUS.--Je ne le voudrais pas, Cassius; cependant je l'aime beaucoup.--Mais pourquoi me retenez-vous si longtemps? de quoi désirez-vous me faire part? Si c'est quelque chose qui tende au bien public, placez devant mes yeux l'honneur d'un c?té, la mort de l'autre[11], et je les regarderai tous deux indifféremment; car je demande aux dieux de m'être aussi propices, qu'il est vrai que j'aime ce qui s'appelle honneur plus que je ne crains la mort.
[Note 11: Set honour in one eye, and death i' the other.
Voltaire a traduit:
La gloire dans un oeil, et le trépas dans l'autre.
Eye veut dire ici point de vue; il est continuellement employé en anglais dans ce sens.]
CASSIUS.--Je vous connais cette vertu, Brutus, tout aussi bien que je connais le charme de vos manières. Eh bien! l'honneur est le sujet de ce que j'ai à vous exposer. Je ne puis dire ce que vous et d'autres hommes pensent de cette vie; mais pour moi, j'aimerais autant ne pas être que de vivre dans la crainte et le respect devant un être semblable à moi. Je suis né libre comme César; vous aussi; nous avons tous deux profité de même; tous deux nous pouvons aussi bien que lui soutenir le froid de l'hiver.--Dans un jour brumeux et orageux où le Tibre agité s'irritait contre ses rivages, César me dit: ?Oses-tu, Cassius, t'élancer avec moi dans ce courant furieux, et nager jusque là-bas??--à ce seul mot, vêtu comme j'étais, je plongeai dans le fleuve, en le sommant de me suivre. En effet, il me suivit: le torrent rugissait; nous le battions de nos muscles nerveux, rejetant ses eaux des deux c?tés et coupant le courant d'un coeur animé par la dispute. Mais avant que nous eussions atteint le but marqué, César s'écrie: ?Secours-moi, Cassius, ou je péris.? Moi, comme énée notre grand ancêtre emporta sur son épaule le vieux Anchise hors des flammes de Troie, j'emportai hors des vagues du Tibre César épuisé: et cet homme aujourd'hui est devenu un dieu, et Cassius n'est qu'une misérable créature, et il faut que son corps se courbe si César daigne seulement le saluer d'un signe de tête négligent!--En Espagne, il eut la fièvre, et pendant l'accès je fus frappé de voir comme
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