Journaux intimes | Page 6

Charles Baudelaire
restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fant?me d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie? -- Alors, le fils fuira la famille, non pas à dix- huit ans, mais à douze, émancipé par sa précocité gloutonne; il la fuira, non pas pour chercher des aventures héro?ques, non pas pour délivrer une beauté prisonnière dans une tour, non pas pour immortaliser un galetas par de sublimes pensées, mais pour fonder un commerce, pour s’enrichir, et pour faire concurrence à son infame papa, -- fondateur et actionnaire d’un journal qui répandra les lumières et qui ferait considérer le Siècle d’alors comme un supp?t de la superstition. Alors, les errantes, les déclassées, celles qui ont eu quelques amants, et qu’on appelle parfois des Anges, en raison et en remerciement de l’étourderie qui brille, lumière de hasard, dans leur existence logique comme le mal, -- alors celles-là, dis-je, ne seront plus qu’impitoyable sagesse, sagesse qui condamnera tout, fors l’argent, tout, même les erreurs des sens! .... Alors, ce qui ressemblera à la vertu, -- que dis-je, -- tout ce qui ne sera pas l’ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. La justice, si, à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune. -- Ton épouse, ? Bourgeois! ta chaste moitié dont la légitimité fait pour toi la poésie, introduisant désormais dans la légalité une infamie irréprochable, gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre- fort, ne sera plus que l’idéal parfait de la femme entretenue. Ta fille, avec une nubilité enfantine, rêvera dans son berceau, qu’elle se vend un million. Et toi-même, ? Bourgeois, -- moins poète encore que tu n’es aujourd’hui, -- tu n’y trouveras rien à redire; tu ne regretteras rien. Car il y a des choses dans l’homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure que d’autres se délicatisent et s’amoindrissent, et, grace au progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères! Quant à moi qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’oeil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et devant lui qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement, ni douleur. Le soir où cet homme a volé à la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, oublieux autant que possible -- du passé, content du présent et résigné à l’avenir, enivré de son sang-froid et de son dandysme, fier de n’être pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit en contemplant la fumée de son cigare: Que m’importe où vont ces consciences? Je crois que j’ai dérivé dans ce que les gens du métier appellent un hors-d’oeuvre. Cependant, je laisserai ces pages, -- parce que je veux dater ma colère. Tristesse.

MON COEUR MIS à NU (Deuxième partie des journaux intimes)
Table des matières
Présentation I 1. 2. 3. II 4. III 5. IV 6. 7. V 8. VI 9. 10. VII 11. 12. VIII 13. 14. IX 15. 16. X 17. 18. XI 19. 20 XII 21. XIII 22. XIV 23. 24. XV 25. XVI 26. XVII 27. 28. XVIII 29. 30. XIX 31. 32. XX 33. 34. XXI 35. 36. XXII 37. 38. XXIII 39. 40. 41. XXIV 42. 43. XXV 44. 45. XXVI 46. 47. XXVII 48. 49. XXVIII 50. 51. XXIX 52. 53. XXX 54. 55. XXXI 56. 57. XXXII 58. 59. XXXIII 60. 61. XXXIV 62. XXXV 63. XXXVI 64. XXXVII 65. 66. 67. XXXVIII 68. 69. XXXIX 70. 71. XL 72. 73. XLI 74. 75. XLII 76. 77. XLIII 78. 79. XLIV 80. XLV 81. 82. XLVI 83. XLVII 84. XLVIII 85.
Présentation
?Un grand livre auquel je rêve depuis deux ans: Mon coeur mis à nu, et où j’entasserai toutes mes colères. Ah! si jamais celui-là voit le jour, Les confessions de Jean-Jacques para?tront pales. Tu vois que je rêve encore.?
Lettre de Charles Baudelaire à sa mère (1er avril 1861)
La publication fut posthume, en 1887.
Apparemment, la composition de Mon coeur mis à nu daterait des années 1852 -- 1866.
C’est initialement pour lui seul, et pour quelques intimes, que Baudelaire a jeté sur le papier les bases de ce ?livre de rancunes?. Sachez, le moment venu, jeter sur certaines crudités, le manteau de Noé.
Ces journaux intimes sont restés à l’état de feuilles volantes jusqu’à la mort du poète en 1867.
Poulet-Malassis, ami et éditeur de Baudelaire, numérote plus tard les fragments (chiffres arabes), les fixe sur des feuilles foliotées (chiffres romains), et fait relier le
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