Journal dun voyageur pendant la guerre | Page 6

George Sand
imprescriptible. Ils n'en
ont pas le droit!--Le mot, rapporté à table, nous a fait rire, puis je l'ai
trouvé triste et profond. Le droit! cette convention humaine, qui devient
une religion pour l'homme naïf, que la société méconnaît et bouleverse
à chaque instant dans ses mouvements politiques! Quand viendra
l'impôt forcé, l'impôt terrible, inévitable, des frais de guerre, tous ces
paysans vont dire que l'État n'a pas le droit! Quelle résistance je prévois,
quelles colères, quels désespoirs au bout d'une année stérile! Comment
organiser une nation où le paysan ne comprend pas et domine la
situation par le nombre?
25 septembre.
S... veut nous arracher à la tristesse; il nous fait voir le pays. La région
qui entoure Saint-Loup n'est pas belle: les arbres, très-nombreux, sont
moitié plus petits et plus maigres que ceux du Berri, déjà plus petits de

moitié que ceux de la Normandie. Ainsi on pourrait dire que la Creuse
ne produit que des quarts d'arbres. Elle se rachète au point de vue du
rapport par la quantité, et on appelle le territoire où nous sommes la
Limagne de la Marche. Triste Limagne, sans grandeur et sans charme,
manquant de belles masses et d'accidents heureux; mais au delà de ce
plateau sans profondeur de terre végétale, les arbres s'espacent et se
groupent, des versants s'accusent, et dans les creux la végétation trouve
pied. Les belles collines de Boussac, crénelées de puissantes pierres
druidiques, reparaissent pour encadrer la partie ouest. A l'est, les
hauteurs de Chambon font rebord à la vaste cuve fertile, coupée encore
de quelques landes rétives et semée, au fond, de vastes étangs,
aujourd'hui desséchés en partie et remplis de sables blancs bordés de
joncs d'un vert sombre. Un seul de ces étangs a encore assez d'eau pour
ressembler à un lac. Le soleil couchant y plonge comme dans un miroir
ardent. Ma petite-fille Aurore, qui n'a jamais vu tant d'eau à la fois,
croit qu'elle voit la mer, et le contemple en silence tant qu'elle peut
l'apercevoir à travers les buissons du chemin.
L'abbaye de Beaulieu est située dans une gorge, au bord de la Tarde,
qui y dessine les bords d'un vallon charmant. Là il y a des arbres qui
sont presque des arbres. Cette enceinte de fraîches prairies et de
plantations déjà anciennes, car elles datent du siècle dernier, a conservé
de l'herbe et du feuillage à discrétion. Le ravin lui fait une barrière
étroite, mais bien mouvementée, couverte de bois à pic et de rochers
revêtus de plantes. Ce serait là, au printemps, un jardin naturel pour la
botanique; mais je ne vois plus rien qu'un ensemble, et on dit encore
autour de moi:
Les Prussiens ne s'aviseront pas de venir ici!
--Toujours l'ennemi, le fléau devant les yeux! Il se met en travers de
tout; c'est en vain que la terre est belle et que le ciel sourit. Le
destructeur approche, les temps sont venus. Une terreur apocalyptique
plane sur l'homme, et la nature s'efface.
On organise la défense; s'ils nous en laissent le temps, la peur fera place
à la colère. Ceux qui raisonnent ne sont pas effrayés du fait, et j'avoue
que la bourrasque de l'invasion ne me préoccupe pas plus pour mon

compte que le nuage qui monte à l'horizon dans un jour d'été. Il apporte
peut-être la destruction aussi, la grêle qui dévaste, la foudre qui tue; le
nuage est même plus redoutable qu'une armée ennemie, car nul ne peut
le conjurer et répondre par une artillerie terrestre à l'artillerie céleste.
Pourtant notre vie se passe à voir passer les nuages qui menacent; ils ne
crèvent pas tous sur nos têtes, et l'on se soucie médiocrement du mal
inévitable. La vie de l'homme est ainsi faite qu'elle est une acceptation
perpétuelle de la mort; oubli inconscient ou résignation philosophique,
l'homme jouit d'un bien qu'il ne possède pas et dont aucun bail ne lui
assure la durée. Que l'orage de mort passe donc! qu'il nous emporte
plusieurs ou beaucoup à la fois! Y songer, s'en alarmer sans cesse, c'est
mourir d'avance, c'est le suicide par anticipation.
Mais la tristesse que l'on sent est plus pénible que la peur. Cette
tristesse, c'est la contagion de celle des autres. On les voit s'agiter
diversement dans un monde près de finir, sans arriver à la
reconstruction d'un monde nouveau. On m'écrit de divers lieux et de
divers points de vue:
«Nous assistons à l'agonie des races latines!»
Ne faudrait-il pas dire plutôt que nous touchons à leur renouvellement?
Quelques-uns disent même que la transmission d'un nouveau sang dans
la race vaincue modifiera en bien ou en mal nos instincts, nos
tempéraments, nos tendances. Je ne crois pas à cette fusion physique
des races. La guerre n'amène pas de sympathie entre le vainqueur et le
vaincu. La brutalité cosaque n'a pas implanté en
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