Journal dun voyageur pendant la guerre | Page 5

George Sand
n'es bonne à rien!
Mon âme est-elle plus en détresse que celle des autres? Il y a si
longtemps que j'ai abandonné à ma famille les soins de la vie pratique,
que je suis redevenue enfant. J'ai vécu au-dessus du possible immédiat,
ne tenant bien compte que du possible éternel. Certes j'étais dans le vrai
absolu, mais non dans le vrai relatif. Je le savais bien; je me disais que
le relatif, auquel je suis impropre, ne me regardait pas, que je n'y
pouvais faire autorité, et qu'il était d'une sage modestie de ne plus m'en
mêler. Aujourd'hui je vois que la réflexion qui s'étend à l'ensemble des
faits humains est méconnue dans toute l'Europe, que les nations sont
régies par la loi brutale de l'égoïsme, qu'elles sont insensibles à
l'égorgement d'une civilisation comme la nôtre, que l'Allemagne prend
sa revanche de nos victoires, comme si un demi-siècle écoulé depuis ne
l'avait pas initiée à la loi du progrès et à la notion de solidarité, que la
faute d'un prince aveugle lui sert de prétexte pour nous détruire, que
c'est bien l'Allemagne qui veut anéantir la France! Tout le monde agit
pour arriver à l'issue violente de cette lutte monstrueuse, et moi, je suis
ici à m'étonner encore, en proie à une stupeur où je sens que mon âme
expire!
24 septembre.
S...[a] est une de ces supériorités enfoncées dans la vie pratique, qui s'y
font un milieu restreint, et ne se doutent pas qu'elles pourraient
s'étendre indéfiniment. Doué d'une activité à la fois ardente et raisonnée,
il s'intitule simple paysan, et pourrait être ministre d'État mieux que

bien d'autres qui l'ont été. Il a su faire, d'une terre en friche, une
propriété relativement riche. Pour qui sait l'histoire de la terre dans ces
pays ingrats, réussir sans enfouir dans le sol plus d'argent qu'il n'en peut
rendre est un problème ardu. Cela s'est fait par lui sans capitaux, sans
risques, avec ardeur, gaieté, douceur paternelle. Sa femme est sa
véritable moitié: similitude de goûts, d'opinions, de caractère; deux
êtres dont les forces s'unissent et s'augmentent sous le lien d'une
tendresse infinie. Couple rare, d'une touchante simplicité et d'une
valeur qu'il ignore!
[Note a: Sigismond Maulmond.]
Ils ont beau dire, ils ne sont point paysans. Ils appartiennent à la bonne
bourgeoisie, à la vraie, celle qui identifie sa tâche à celle du laboureur
et le considère comme son égal; mais cette égalité n'est pas la
similitude. On a beau défendre au paysan d'appeler mon maître le
propriétaire du champ qu'il cultive, il veut que la possession soit une
autorité. Il ne voit dans la société qu'une hiérarchie de maîtrises à
conserver, car il est maître aussi chez lui, et il n'y a pas longtemps qu'il
admet sa femme à sa table. Il a de la maîtrise cette notion qu'elle n'est
pas donnée par le travail et pour le travail seulement. Il veut qu'elle soit
de tous les instants et s'étende à tous les actes de la vie. C'est en vain
que le bourgeois éclairé lui dit:
--Je ne suis que le patron, celui qui dirige l'emploi des forces. Quand la
charrue est rentrée, quand le boeuf est à l'étable, je n'ai plus d'autorité;
vous êtes mon semblable, nous pouvons manger ensemble ou
séparément, nous pouvons penser, agir, voter, chacun à sa guise. En
dehors de la fonction spéciale qui nous lie à la terre par un contrat passé
entre nous, chacun de nous s'appartient.
Le paysan comprend fort bien; mais il ne veut pas qu'il en soit ainsi. Il
ne veut pas être l'égal du maître, parce qu'il ne veut pas, sur l'échelon
infime qu'il occupe, admettre un pouvoir égal au sien. Il prend la
société pour un régiment où la consigne est de toutes les heures. Aussi
se plie-t-il au régime militaire avec une prodigieuse facilité. Là où le
bourgeois porte une notion de dévouement à la patrie qui lui fait
accepter les amertumes de l'esclavage, le paysan porte la croyance

fataliste que l'homme est fait pour obéir.
On s'assemble sur la place du village, on fait l'exercice avec quelques
fusils de chasse et beaucoup de bâtons. Il y a là encore de beaux
hommes qui seront pris par la prochaine levée et qui n'y croient pas
encore. On sort du village, on apprend à marcher ensemble, à se taire
dans les rangs, à se diviser, à se masser. L'un d'eux disait:
--Je n'ai pas peur des Prussiens.
--Alors, répond un voisin, tu es décidé à te battre?
--Non. Pourquoi me battrais-je?
--Pour te défendre. S'ils prennent ta vache, qu'est-ce que tu feras?
--Rien. Ils ne me la prendront pas.
--Pourquoi?
--Parce qu'ils n'en ont pas le droit.
Sancta simplicitas! Toute la logique du paysan est dans cette notion du
tien et du mien, qui lui parait une loi de nature
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