Journal dun voyageur pendant la guerre | Page 4

George Sand
tant pour la dérober à l'Allemand, avec lequel il se résigne à
transiger, que pour se dispenser de nourrir son voisin affamé l'hiver
prochain. Celui qui n'a pas la même préoccupation personnelle est
malheureux autrement, sa souffrance est plus noble, mais elle est plus
profonde et plus constante. Il ne se dit pas comme l'avare qu'il réussira
peut-être, à force de soins, à ne pas trop manquer. Quand l'avare a saisi
cette espérance, il s'endort rassuré. L'autre, celui qui fait bon marché de
lui-même, ne réfléchit pas tant à son lendemain. Son sommeil est un
rêve amer où l'âme se tord sous le poids du malheur commun. Pauvre
soldat de l'humanité, il veut bien mourir pour les autres, mais il
voudrait que les autres fussent assurés de vivre, et quand la voix de la
vision crie à son oreille: Tout meurt! il s'agite en vain, il étend ses
mains dans le vide. Il se sent mourir autant de fois qu'il y a de morts sur
la terre.
22 septembre.
Heureux ceux qui croient que la vie n'est qu'une épreuve passagère, et
qu'en la méprisant ils gagneront une éternité de délices! Ce calcul
égoïste révolte ma conscience, et pourtant je crois que nous vivons
éternellement, que le soin que nous prenons d'élever notre âme vers le
vrai et le bien nous fera acquérir des forces toujours plus pures et plus
intenses pour le développement de nos existences futures; mais croire
que le ciel est ouvert à deux battants à quiconque dédaigne la vie
terrestre me semble une impiété. Une place nous est échue en ce monde;
purifions-la, si elle est malsaine. La vie est un voyage; rendons-le utile,
s'il est pénible. Des compagnons nous entourent au hasard; quels qu'ils
soient, voyageons à frais communs; ne prions pas, plutôt que de prier

seuls. Travaillons, marchons, déblayons ensemble. Ne disons pas
devant ceux qui meurent en chemin qu'ils sont heureux d'être délivrés
de leur tâche. Le seul bonheur qui nous soit assigné en ce monde, c'est
précisément de bien faire cette tâche, et la mort qui l'interrompt n'est
pas une dispense de recommencer ailleurs. Il serait commode, en vérité,
d'aller s'asseoir au septième ciel pour avoir vécu une fois.
23 septembre.
Un soleil ardent traversant un air froid: ceci ressemble au printemps du
Midi; mais la sécheresse des plantes nous rappelle que nous sommes au
pays de la soif. On a grand'peine ici à se procurer de l'eau, et elle n'est
pas claire; une pauvre petite source hors du village alimente comme
elle peut bêtes et gens. Les rivières ne coulent plus. On nous a menés
aujourd'hui voir le gouffre de la Tarde. La Tarde est un torrent qui
forme aux plateaux que nous traversons une ceinture infranchissable en
hiver; il est enfoui dans d'étroites gorges granitiques qui se bifurquent
ou se croisent en labyrinthe, et il y roule une masse d'eau d'une violence
extrême. Le gouffre, où nous sommes descendus, offre encore un
profond réservoir d'eau morte sous les roches qui surplombent. Le
poisson s'y est réfugié. A deux pas plus loin, la Tarde disparaît et
reparaît de place en place; elle semble revivre, marcher avec le vent qui
la plisse, mais elle s'arrête et se perd toujours. En mille endroits, on
passe la furieuse à pied sec, sur des entassements de roches brisées ou
roulées qui attestent sa puissance évanouie. Rien n'est plus triste que
cette eau dormante, enchaînée, trouble et morne, qui a conservé à ses
rives escarpées un peu de fraîcheur printanière, mais qui semble leur
dire: «Buvez encore aujourd'hui, demain je ne serai plus.»
J'avais un peu oublié nos peines. Il y avait de ces recoins charmants où
quelques fleurettes vous sourient encore et où l'on rêve de passer tout
seul un jour de far niente, sans souvenir de la veille, sans appréhension
du lendemain. En face, un formidable mur de granit couronné d'arbres
et brodé de buissons; derrière soi, une pente herbeuse rapide, plantée de
beaux noyers; à droite et à gauche, un chaos de blocs dans le lit du
torrent; sous les pieds, on a cet abîme où, à la saison des pluies, deux
courants refoulés se rencontrent et se battent à grand bruit, mais où

maintenant plane un silence absolu. Un vol de libellules effleure l'eau
captive et semble se rire de sa détresse. Une chèvre tond le buisson de
la muraille à pic; par où est-elle venue, par où s'en ira-t-elle? Elle n'y
songe pas; elle vous regarde, étonnée de votre étonnement. Je
contemplais la chèvre, je suivais le vol des demoiselles, je cueillais des
scabieuses lilas; quelqu'un dit près de moi:
--Voilà une retraite assez bien fortifiée contre les Prussiens!
Tout s'évanouit, la nature disparaît. Plus de contemplation. On se
reproche de s'être amusé un instant. On n'a pas le droit d'oublier.
Va-t'en, poésie, tu
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