Journal dun voyageur pendant la guerre | Page 3

George Sand
absolument communiquer à l'être dévoué qui vous
soigne, à votre enfant, à votre mère, à votre meilleur ami!... Il faut donc
alors mourir en se haïssant soi-même, en se maudissant, en se
reprochant comme un crime d'avoir vécu une heure de trop!
La chaleur est écrasante, la sécheresse va recommencer; elle n'a pas
cessé ici, dans ce pays granitique, littéralement cuit. Nous couchons
dans une petite auberge très-propre; abondance de plats fortement
épicés, pas d'eau potable. Le pays est admirable quand même. La
couleur est morte sur les arbres, mais les belles formes et les beaux tons
des masses rocheuses bravent le manque de parure végétale. Les
bestiaux épars, cherchant quelques brins d'herbe sous la fougère, ont un
grand air de tristesse et d'ennui; leurs robes sont ternes, tandis que les
flancs dénudés des collines brillent au soleil couchant comme du métal
en fusion. Le soleil baisse encore, tout s'illumine, et les vastes brûlis de
bruyère forment à l'horizon des zones de feu véritable qu'on ne
distingue plus de l'embrasement général que par un ton cerise plus clair.
Sommes-nous en Afrique ou au coeur de la France? Hélas! c'est l'enfer
avec ses splendeurs effrayantes où l'âme navrée des souvenirs de la
terre fait surgir les visions de guerre et d'incendie. Ailleurs on brûle
tout de bon les villages, on tue les hommes, on emmène les troupeaux.
Et ce n'est pas loin, ce qu'on ne voit pas encore! Ce magnifique coucher
de soleil, c'est peut-être la France qui brûle à l'horizon!
Saint-Loup (Creuse), 21 septembre.
Le Puy-de-Dôme et la fière dentelure des volcans d'Auvergne se sont
découpés tantôt dans le ciel au delà du plateau que nous traversions,
premier échelon du massif central de la France. Quelle placidité dans
cette lointaine apparition des sommets déserts! Voilà le rempart naturel
qu'au besoin la France opposerait à l'invasion; qu'il est majestueux sous

son voile de brume rosée! Les plaines immenses qui s'échelonnent
jusqu'à la base semblent le contempler dans un muet recueillement.
Ici tout est calme, encore plus qu'aux bords de l'Indre. Les gens sont
pourtant plus actifs et plus industrieux; ils ont plus de routes et de
commerce, mais ils sont plus sobres et plus graves. Le paysan vit de
châtaignes et de cidre, il sait se passer de pain et de vin; sa vache et son
boeuf ne sont pas plus difficiles que son âne. Ils mangent ce qu'ils
trouvent, et sont moins éprouvés par la sécheresse que nos bêtes
habituées à la grasse prairie. Ce pays-ci n'attirera pas la convoitise de
l'étranger. La nature lui sera revêche, si l'habitant ne lui est pas hostile.
Nous voici chez d'adorables amis, dans une vieille maison
très-commode et très-propre, aussi bien, aussi heureux qu'on peut l'être
par ces temps maudits. L'air est sain et vif, le soleil a tout dévoré, et le
danger de famine est bien plus effrayant encore que chez nous. Ils n'ont
pas eu d'orage, pas une goutte d'eau depuis six mois! Deux beaux petits
garçons jouent au soleil, sous de pauvres acacias dénudés, avec nos
deux petites filles, charmées du changement de place, un petit âne d'un
bon caractère, et un gros chien qui flaire les nouveau-venus d'un air
nonchalant. Les enfants rient et gambadent, c'est un heureux petit
monde à part qui ne s'inquiète et ne s'attriste de rien. Au
commencement de la guerre, nous ne voulions pas qu'on en parlât
devant nos filles; nous avions peur qu'elles n'eussent peur. Nous les
retrouvons déjà acclimatées à cette atmosphère de désolation; elles ont
voyagé, elles ont fait une vingtaine de lieues; elles parlent bataille, elles
jouent aux Prussiens avec ces garçons, qui se font des fusils avec des
tiges de roseau. C'est un jeu nouveau, une fiction, cela n'est pas arrivé,
cela n'arrivera pas. Les enfants décidément ne connaissent pas la peur
du réel.
22 septembre.
Chez nous, j'étais physiquement très-malade. Étais-je sous l'influence
de l'air empesté du pauvre Nohant? Aujourd'hui je me sens guérie, mais
le coeur ne reprend pas possession de lui-même. On avait naguère, dans
la tranquillité de la vie retirée et studieuse, cette petite joie intérieure
qui est comme le sentiment de l'état de santé de la conscience

personnelle. Aujourd'hui il n'y a plus du tout de personnalité possible;
le devoir accompli, toujours aimé, mais impuissant au delà d'une étroite
limite, ne console plus de rien. Voici les temps de calamité sociale où
tout être bien organisé sent frémir en soi les profondes racines de la
solidarité humaine. Plus de chacun pour soi, plus de chacun chez soi!
La communauté des intérêts éclate. L'avare qui compte sa réserve est
effrayé de cette stérile ressource qui s'écoulera sans se renouveler. Il est
malheureux, irrité; il voudrait égorger l'inconnu, la crise, tout ce qui
tombera sous sa main. Il cherche un lieu sûr pour cacher sa bourse, non
pas
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