Journal dun voyageur pendant la guerre | Page 2

George Sand
tout ce pauvre monde découragé de demander à la terre ce qu'elle
refusait obstinément à son travail, la consternation de sa fauchaison à
peu près nulle, la consternation de sa moisson misérable, terrible sous
cette chaleur d'Afrique qui prenait un aspect de fin du monde! Et puis
des fléaux que la science croyait avoir conjurés et devant lesquels elle
se déclare impuissante, des varioles foudroyantes, horribles, l'incendie
des bois environnants élevant ses fanaux sinistres autour de l'horizon,
des loups effarés venant se réfugier le soir dans nos maisons! Et puis
des orages furieux brisant tout, et la grêle meurtrière achevant l'oeuvre
de la sécheresse!
Et tout cela n'était rien, rien en vérité! Nous regrettons ce temps si près
de nous dont il semble qu'un siècle de désastres nous sépare déjà. La
guerre est venue, la guerre au coeur de la France, et aujourd'hui Paris
investi! Demain peut-être, pas plus de nouvelles de Paris que de Metz!
Je ne sais pas comment nos coeurs ne sont pas encore brisés. On ne se
parle plus dans la crainte de se décourager les uns les autres.
17 septembre.
Aujourd'hui pas de lettres de Paris, pas de journaux. La lutte colossale,
décisive, est-elle engagée? Je me lève encore avec le jour sans avoir pu
dormir un instant. Le sommeil, c'est l'oubli de tout; on ne peut plus le
goûter qu'au prix d'une extrême fatigue, et nous sommes dans l'inaction!
On ne peut s'occuper des campagnes apparemment; rien pour organiser
ce qui reste au pays de volontés encore palpitantes, rien pour armer ce
qui reste de bras valides. Il n'y en a pourtant plus guère; on a déjà
appelé tant d'hommes! Notre paysan a pleuré, frémi, et puis il est parti
en chantant, et le vieux, l'infirme, le patient est resté pour garder la
famille et le troupeau, pour labourer et ensemencer le champ. Beauté
mélancolique de l'homme de la terre, que tu es frappante et solennelle
au milieu des tempêtes politiques! Tandis que le riche, vaillant ou
découragé, abandonne son bien-être, son industrie, ses espérances
personnelles, pour fuir ou pour combattre, le vieux paysan, triste et

grave, continue sa tâche et travaille pour l'an prochain. Son grenier est à
peu près vide; mais, fût-il plein, il sait bien que d'une manière ou de
l'autre il lui faudra payer les frais de la guerre. Il sait que cet hiver sera
une saison de misère et de privations; mais il croit au printemps, lui! La
nature est toujours pour lui une promesse, et je l'ai trouvé moins affecté
que moi en voyant mourir cet été le dernier brin d'herbe de son pré, la
dernière fleurette de son sillon. J'avais un chagrin d'artiste en regardant
périr la plante, la fleur, ce sourire pur et sacré de la terre, cette humble
et perpétuelle fête de la saison de vie. Tandis que je me demandais si le
sol n'était pas à jamais desséché, si la séve de la rose n'était pas à jamais
tarie, si je retrouverais jamais l'ancolie dans les foins ou la scutellaire
au bord de l'eau tarie, il ne se souciait, lui, que de ce qu'il pourrait faire
manger à sa chèvre ou à son boeuf durant l'hiver; mais il avait plus de
confiance que moi dans l'inépuisable générosité du sol. Il disait:
--Qu'un peu de pluie nous vienne, nous sèmerons vite, et nous
recueillerons en automne.
Mon imagination me montrait un cataclysme là où sa patience ne
constatait qu'un accident. Il ne s'apercevait guère du luxe évanoui, du
bleuet absent des blés, du lychnis rose disparu de la haie. Il arrachait
une poignée d'herbe avec la racine sèche, et après un peu d'étonnement,
il disait:
--L'herbe pourtant, l'herbe ça ne peut pas mourir!
Il n'a pas la compréhension raisonnée, mais il a l'instinct profond,
inébranlable, de l'impérissable vitalité. Le voilà en présence de la
famine pour son compte, aux prises avec les aveugles éventualités de la
guerre: comme il est calme! Au milieu de ses préjugés, de ses
entêtements, de son ignorance, il a un côté vraiment grand. Il représente
l'espèce avec sa persistante confiance dans la loi du renouvellement.
Boussac (Creuse), 20 septembre.
On dit que récapituler ses maux porte malheur. Cela est vrai pour nous
aujourd'hui. La variole s'est déclarée foudroyante, épidémique autour
de nous; nous avons renvoyé les enfants et leur mère, et aujourd'hui

force nous est de les rejoindre, car le fléau est installé pour longtemps
peut-être, et nous ne pouvons vivre ainsi séparés. Nous voilà fuyant
quelque chose de plus aveugle et de plus méchant encore que la guerre,
après avoir tenté vainement d'y apporter remède; hélas! il n'y en a pas;
le paysan chasse le médecin ou le voit arriver avec effroi. Partons donc!
Une balle n'est rien, elle ne tue que celui qu'elle frappe, mais ce mal
subit qu'il faut
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