Journal des Goncourt (Troisième volume) | Page 6

Edmond de Goncourt
femme.
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--Il y a un Beau, un beau ennuyeux, qui ressemble à un pensum du Beau.
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_14 février_.--... Dans un coin du salon, une femme, encore étonnée de la chose et n'en revenant pas, conte la curieuse paternité d'un publiciste célèbre. D'abord la déclaration du publiciste à la mère, qu'il ne peut faire le bonheur complet de sa fille. Puis le mariage suivi d'un voyage en Italie, où il manque toujours le couronnement de l'édifice. Enfin le retour en France et la vie commune, où au bout de quelque temps il dit tout à coup à sa femme: ?Mais ne trouvez-vous pas qu'un intérieur où il n'y a pas d'enfant, ce n'est pas complet? Là-dessus une invitation à d?ner à un auteur dramatique, une invitation demandant sa collaboration d'une manière presque transparente. L'auteur dramatique ayant éludé cette bonne fortune, il charge sa femme de chercher de son c?té, et elle trouve un père, auquel le publiciste a envoyé par dépêche télégraphique la nouvelle de la mort de leur fille.
Et tout cela avec une telle na?veté, une si grande bonne foi cynique, une si naturelle absence de sens moral, qu'il est impossible de démêler ce qu'il y a de vérité ou de mensonge dans cet amour pour cette fille morte.... Oui, des sentiments si troubles, si complexes, si peu naturels, déconcertent toutes les notions que l'on a sur la famille, le mariage, le coeur humain; en sorte que cet homme appara?t comme le sphinx des cocus.
Entre, au milieu de notre conversation, Dumas père, cravaté de blanc, gileté de blanc, énorme, suant, soufflant, largement hilare. Il arrive d'Autriche, de Hongrie, de Bohême.... il parle de Pesth où on l'a joué en hongrois, de Vienne où l'empereur lui a prêté une salle de son palais pour faire une conférence; il parle de ses romans, de son théatre, de ses pièces qu'on ne veut pas jouer à la Comédie-Fran?aise, de son CHEVALIER DE MAISON-ROUGE qui est interdit, puis d'un privilège de théatre qu'il ne peut pas obtenir, puis encore d'un restaurant qu'il veut fonder aux Champs-élysées.
Un moi énorme, un moi à l'instar de l'homme, mais débordant de bonne enfance, mais pétillant d'esprit: ?Que voulez-vous, reprend-il, quand on ne fait plus d'argent au théatre qu'avec des maillots... qui craquent... Oui, ?'a été la fortune d'Hostein... Il avait recommandé à ses danseuses de ne mettre que des maillots qui craquassent... et toujours à la même place... Alors les lorgnettes étaient heureuses... Mais la censure a fini par intervenir... et les marchands de lorgnettes sont aujourd'hui dans le marasme... Une féerie, une féerie? Vous savez... il faut que les bourgeois disent en sortant: ?Les beaux costumes! Les beaux décors! mais qu'ils sont donc bêtes les auteurs!? C'est un succès quand on entend ?a!?
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--Les antipathies sont un premier mouvement et une seconde vue.
--De grands événements sont souvent confiés à de petits hommes, comme ces diamants que les joailliers de Paris donnent à porter à des gamins.
--Du haut d'un quatrième, c'est étonnant comme des hommes, une masse d'hommes ne semblent plus des individus, des êtres humains, des semblables, du prochain, mais une espèce de troupeau, une fourmilière, une bête énorme qui grouille et qui remue. Dans la rue, vous vous sentez coudoyer l'ame par le passant; de là-haut, votre pensée lui marche sur la tête comme sur quelque chose d'anonyme, d'impersonnel, d'inconnu, d'étranger qui est en bas, là-dessous. L'optique du tr?ne doit être cela.
--Une fa?on rapide de faire son chemin est de monter derrière les succès. A ce métier-là, on est bien un peu crotté, on risque bien d'attraper quelques coups de fouet, mais on arrive, comme les domestiques à l'antichambre.
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--Certaines charges de ce temps-ci sont des cauchemars d'observation. Ce genre d'imitation qui entre dans la peau d'une bêtise ou d'une crapulerie, cette vérité prise sur le cru, ces idiotismes du peuple, cette lanterne magique des cancans populaires,--c'est un des sens les plus propres, les plus personnels à notre époque.
Il règne, dans ce temps, une fureur impitoyable de vérité qui éclate avec ses caractères les plus frappants dans ces dr?leries à froid, dans ce déshabillé de la basse humanité du XIXe siècle. C'est une horrible dissection de génie, faite avec un cynisme qui ne laisse rien d'une société sans y toucher, et qui ferait frémir, si elle ne violait le rire.
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--Le manque de rapport entre le revenu et la dépense de la vie actuelle, doit amener fatalement le viager de la fortune, de la rente, de l'argent. Ce sera peut-être la révolution naturelle de la propriété, de l'héritage et de la famille.
--La musique est ce qui enlève le plus la femme au-dessus de la vie, ce qui lui donne le plus de dégo?t pour le rationnel et l'existant. Peut-être est-ce ce
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