Journal des Goncourt (Troisième série, deuxième volume) | Page 6

Edmond de Goncourt
de Mevisto, qui m'annoncent
que les répétition de la PATRIE EN DANGER sont commencées.
Mevisto me demande, de la manière la plus pressante, de créer le rôle
du général Perrin, qu'il veut montrer sous l'aspect d'un général plébéien.
Ça me fait un peu peur, un général plébéien! mais il a l'air d'y tenir tant,
que je cède à son désir.
* * * * *
Jeudi 21 février.--Grand dîner chez les Daudet. Lockroy arrive au
milieu du dîner, en s'excusant sur ce qu'il a attendu son successeur, au
ministère, pour lui remettre son tablier, et qu'il s'est présenté un
premier successeur qui a été suivi d'un autre, qui n'était pas encore le
vrai successeur, et qu'enfin il s'est décidé à ne pas attendre un troisième.
On cause du discours de Renan à l'Académie, et comme je me laisse
aller à avouer toute la révolte de la franchise de mon esprit et de mon
caractère, à propos du tortillage contradictoire de sa pensée, du oui et
du non, que contient chacune de ses phrases parlée ou écrite, Mme
Daudet, en une de ses charmantes ingénuités qu'elle a parfois, laisse
tomber, comme si elle se parlait à elle-même: «Oui vraiment, il n'a pas
le sentiment de l'affirmation!»
* * * * *
Dimanche 24 février.--Journée anxieusement préoccupée. J'ai reçu ce
matin une lettre de Mme Daudet me disant, que Daudet a eu cette nuit

des crachements de sang qui l'ont bien effrayée.
Aujourd'hui, au Grenier, Rosny déclare qu'il n'estime que les livres qui
contiennent des idées, oui des idées, et que la fabrication d'un livre lui
est bien égale, maintenant qu'à l'heure présente, les derniers des
derniers savent très bien faire remuer des gens communs.
* * * * *
Lundi 25 février.--Je trouve Daudet dans son lit, avec des yeux tristes,
tristes, et les mains dépassant les draps, serrées l'une dans l'autre, en ce
mouvement de constriction que fait l'inquiétude morale.
* * * * *
Jeudi 28 février.--Je lis ce soir dans le Temps, cette phrase adressée aux
ouvriers par le président Carnot, dans sa visite à la manufacture de
tabacs:
«Je vous remercie profondément de l'accueil que vous venez de faire à
ma personne, mes chers amis, car vous êtes des amis, puisque vous êtes
des ouvriers.
Je demande, s'il existe en aucun temps de ce monde, une phrase de
courtisan de roi ou d'empereur, qui ait l'humilité de cette phrase de
courtisan du peuple.
* * * * *
Dimanche 3 mars.--Raffaëlli, de retour de Belgique, où il vient de faire
des conférences là-bas, et auquel quelqu'un demande ce qu'il est allé
faire là-bas, répond moitié blaguant, moitié sérieusement: «J'ai fait le
commis voyageur de l'idéal!»
Berendsen m'apporte aujourd'hui, traduit en danois, le volume d'IDÉES
ET SENSATIONS. C'est surprenant qu'il ait été fait à l'étranger une
traduction de ce livre de style et de dissection psychologique, de ce
livre si peu intéressant pour le gros public français.

Dans son lit, avec sa figure à l'ovale maigre et allongé, ses mains
exsangues au-dessus des draps, d'une voix du fond de la gorge, Daudet
dit: «Je divise les livres en deux: les livres naturels, les livres d'une
inspiration spontanée, et les livres voulus.» Et il se livre à une
classification curieuse, dans ces deux divisions, des livres célèbres du
moment.
* * * * *
Mercredi 6 mars.--La Seine, à cinq heures, du côté du Point-du-Jour.
Le soleil, une lueur diffuse de rubis, dans un ciel laiteux, couleur de
nacre, où monte l'architecture arachnéenne de la tour Eiffel. Un
paysage à la couleur d'un buvard écossais.
Maupassant, de retour de son excursion en Afrique, et qui dîne chez la
princesse, déclare qu'il est en parfait état de santé. En effet, il est animé,
vivant, loquace, et sous l'amaigrissement de la figure et le reflet basané
du voyage, moins commun d'aspect qu'à l'ordinaire.
De ses yeux, de sa vue, il ne se plaint point, et dit qu'il n'aime que les
pays de soleil, qu'il n'a jamais assez chaud, qu'il s'est trouvé à un autre
voyage, dans le Sahara, au mois d'août, et où il faisait 53 degrés à
l'ombre, et qu'il ne souffrait pas de cette chaleur.
Le docteur Blanche contait, ce soir, que la maison qu'il occupait à
Passy, et qui est l'ancienne maison de la princesse de Lamballe, avait
été mise en vente, vers 1850, à la suite de mauvaises affaires, par un
banquier qui en avait refusé 400 000 francs aux Delessert. Or, un avoué
qui avait une bicoque au Point-du-Jour, et qui tous les jours, pour se
rendre au Palais, longeait le mur de la propriété, le jour de
l'adjudication, où il voit que la mise à prix est de 130 000 francs, disait,
comme en plaisantant, de mettre 50 francs de surenchère en son nom et
de là
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