Journal des Goncourt (Troisième série, deuxième volume) | Page 4

Edmond de Goncourt
penser en avant de son
temps.»
* * * * *
Vendredi 1er février.--Je m'amusais à regarder aujourd'hui un
exemplaire de IPPITZOU GWAFOU «Album de dessins à un seul
coup de pinceau d'Hokousaï,» un ancien exemplaire de 1822; je
m'amusais à le comparer à un exemplaire moderne, et à me charmer les
yeux avec des bleus qui sont des gris à peine bleutés d'un azur de
savonnage, avec des roses à peine roses, enfin avec une polychromie
discrète de colorations, comme bues par le papier.
En dehors de la coloration, la beauté des épreuves ne se reconnaît pas
surtout par ces beaux noirs veloutés des estampes européennes, et que
n'a pas l'impression japonaise, où le noir est un noir de lithographie
usée; elle se témoigne à la vue, par la netteté du contour, sa pénétration,
pour ainsi dire, dans le papier, où le trait a quelque chose de l'intaille
d'une pierre gravée.
* * * * *
Samedi 2 février.--Pour l'homme qui aime sa maison, la jolie pensée de
Jouffroy, que celle-ci: «Ayez soin qu'il manque toujours à votre maison
quelque chose, dont la privation ne vous soit pas trop pénible, et dont le
désir vous soit agréable.»
Mon fait est vraiment tout exceptionnel. J'ai 67 ans, je suis tout près
d'être septuagénaire. À cet âge, en littérature généralement les injures
s'arrêtent, et il en est fini de la critique insultante. Moi, je suis vilipendé,

honni, injurié comme un débutant, et j'ai lieu de croire que la critique
s'adressant à un homme ayant mon âge et ma situation dans les lettres,
est un fait unique dans la littérature de tous les temps et de tous les
pays.
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Dimanche 3 février.--Francis Poictevin, en quête d'un livre à faire, peu
désireux d'aller étudier en Italie, ainsi que je lui avais conseillé, comme
le terrain d'un thème à phrases mystico-picturales, m'interroge sur le
sujet qu'il pourrait bien traiter. Je lui conseille alors de rester à Paris,
d'étudier ses quartiers, et de faire, sans l'humanité qui l'habite, une
description psychique des murs.
Daudet se plaint d'avoir, pour le moment, en littérature deux idées sur
toutes choses, et c'est le duel de ces deux idées dans sa tête, qui lui fait
le travail difficile, hésitant, perplexe. Il nomme cela «sa diplopie».
Ce soir, il me lit un acte de sa pièce (LA LUTTE POUR LA VIE). C'est
une pièce d'une haute conception, découpée très habilement dans des
compartiments de la vie moderne. Il y a une scène se passant dans un
cabinet de toilette, qui est un transport au théâtre de la vie intime,
comme je n'en vois pas faire par aucun des gens de théâtre de l'heure
présente.
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Mardi 5 février.--Un rêve biscornu et cauchemaresque. J'étais
condamné à mort pour un crime, commis dans une pièce que j'avais
faite, un crime dont je n'avais pas la notion exacte dans mon rêve, et
c'était Porel qui était le directeur de la prison, le Porel aux yeux durs du
directeur de théâtre emmoutardé,--et qui m'annonçait que j'allais être
guillotiné le lendemain, me laissant seulement le choix de l'être à sept
heures au lieu de cinq heures du matin, et je n'étais préoccupé que de
n'avoir pas un moment de faiblesse, en montant à l'échafaud, pour que
ça ne nuisît pas à ma réputation littéraire.
Visite de Mevisto, qui me demande à jouer Perrin dans la PATRIE EN

DANGER. Ce n'est pas du tout l'homme du rôle. Je le vois dans
Boussanel, et non dans Perrin, mais ce rôle de Perrin c'est l'ambition de
tous les acteurs du Théâtre-Libre.
Ce soir, qui devait être la dernière de GERMINIE LACERTEUX, je
vais à l'Odéon.
Je trouve Réjane dans l'enivrement de son rôle. Elle m'emmène dans sa
petite loge au fond de la salle et tout en changeant de robe, elle me
remercie chaudement, chaudement, de lui avoir donné ce rôle.
Un moment, j'entre au foyer, où mes petites actrices voient arriver avec
ennui le jour, où elles ne vont plus jouer, et ne plus faire leur sabbat de
tous les soirs, dans les combles du théâtre.
* * * * *
Mercredi 6 février.--Visite d'un poète décadent, glabre, et chevelu,
ressemblant à un curé du Midi, qui aurait été enrôlé comme
homme-affiche pour la vente de la pommade du Lion.
Après la génération des simples, des gens naturels, qui est bien
certainement la nôtre, et qui a succédé à la génération des romantiques,
qui étaient un peu des cabotins, des gens de théâtre dans la vie privée,
voici que recommence chez les décadents une génération de chercheurs
d'effets, de poseurs, d'étonneurs de bourgeois.
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Samedi 9 février.--On cause à dîner, chez Daudet, de ce théâtre de
Shakespeare, de ce théâtre hautement philosophique; on parle de ces
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