Un peu touché toutefois par nos tristes figures, il ajoute: ?Que Lireux vous lise et fasse son rapport, je vous ferai jouer si je puis obtenir une lecture de faveur.?
Il n'est encore que quatre heures. Un coupé nous jette chez Lireux.
--Mais, Messieurs, nous dit assez brutalement la femme qui nous ouvre la porte, vous savez bien qu'on ne dérange pas M. Lireux, il est à son feuilleton.
--Entrez, Messieurs, nous crie une voix bon enfant.
Nous pénétrons dans une tanière d'homme de lettres à la Balzac, où ?a sent la mauvaise encre et la chaude odeur d'un lit qui n'est pas encore fait. Le critique, très aimablement, nous promet de nous lire le soir et de faire son rapport le lendemain.
Aussit?t, de chez Lireux nous nous précipitons chez Brindeau qui doit donner la réplique à Mme Allan. Brindeau n'est pas rentré, mais il a promis d'être à la maison à cinq heures, et sa mère nous retient. Un intérieur tout rempli de gentilles et bavardes fillettes. Nous restons jusqu'à six heures... et pas de Brindeau.
Enfin nous nous décidons à aller le relancer au Théatre-Fran?ais, à sept heures et demie:--?Dites toujours,--s'écrie-t-il pendant qu'il s'habille, tout courant dans sa loge, et nu sous un peignoir blanc.--Vraiment, pas possible d'entendre la lecture de votre pièce. Et il galope à la recherche d'un peigne, d'une brosse à dents.--Ce soir, hasardons-nous, après la représentation?--Non, je vais souper en sortant d'ici avec des amis... Ah! tenez, j'ai, dans ma pièce, un quart d'heure de sortie... Je vous lirai pendant ce temps-là... Attendez-moi dans la salle.? La pièce dans laquelle il jouait finie, nous repin?ons Brindeau qui veut bien du r?le.
Du Théatre-Fran?ais, nous portons le manuscrit chez Lireux, et, à neuf heures, nous retombons chez Mme Allan, que nous trouvons tout entourée de famille, de collégiens, et à laquelle nous racontons notre journée.
* * * * *
Mardi 23 décembre.--Assis sur une banquette de l'escalier du théatre et palpitants et tressaillants au moindre bruit, nous entendons, à travers une porte qui se referme sur elle, Mme Allan jeter de sa vilaine voix de la ville: ?Ce n'est pas gentil, ?a!?
--Enfoncés! dit l'un de nous à l'autre, avec cet affaissement moral et physique qu'a si bien peint Gavarni, dans l'écroulement de ce jeune homme tombé sur la chaise d'une cellule de Clichy.
ANNéE 1852
Fin de janvier 1852.--L'éCLAIR, Revue hebdomadaire de la Littérature, des Théatres et des Arts, a paru le 12 janvier.
Depuis ce jour, nous voilà avec Villedeuil à jouer au journal. Notre journal a un bureau au rez-de-chaussée dans une rue où l'on commence à batir: rue d'Aumale; il a un gérant auquel on donne cent sous par signature; il a un programme qui est l'assassinat du classicisme; il a des annonces gratuites et des promesses de primes.
Nous passons au bureau, deux ou trois heures par semaine, à attendre, chaque fois que s'entend un pas dans cette rue où l'on passe peu, à attendre l'abonnement, le public, les collaborateurs. Rien ne vient. Pas même de copie, fait inconcevable! pas même un poète, fait plus miraculeux encore!
Une rousse du nom de Sabine, qui est la seule personne qui fréquente le bureau, nous demandant un jour: ?Et ce monsieur, qui est là, pourquoi a-t-il l'air si triste?? On lui répond en choeur: ?C'est notre caissier!?
--Le lit où l'homme na?t, se reproduit et meurt: quelque chose à faire là-dessus, un jour.
--La sculpture anglaise et les romances de Lo?sa Puget sont soeurs.
--Ah! si l'on avait un secrétaire de ses ivresses!
--Au fond, il n'y a au monde que deux mondes: celui où l'on ba?lle, et celui où l'on vous emprunte vingt francs.
--Dans l'hypertrophie du coeur, la figure, après la mort, prend le caractère extatique. Une jeune fille qu'on croyait morte à la suite de cette maladie,--son père pleurant au pied de son lit,--rejette soudain le drap qu'elle avait sur la tête, se soulève dans une attitude de prière, montrant un visage à la beauté surnaturelle qui fait croire à un miracle, et après un petit discours de consolation adressé à son père, se recouche et repose le drap sur sa tête, en disant: ?Je puis dormir maintenant.?
--J'ai connu un amant qui disait à sa ma?tresse se plaignant d'avoir perdu une fausse dent de 200 francs: ?Si tu la faisais afficher??
--Nous continuons intrépidement notre journal dans le vide, avec une foi d'ap?tres et des illusions d'actionnaires. Villedeuil est obligé de vendre une collection des ORDONNANCES DES ROIS DE FRANCE pour lui allonger l'existence, puis il découvre un usurier dont il tire cinq à six mille francs. Les gérants, à cent sous la signature, se succèdent: le premier, Pouthier, un peintre bohème, ami de collège d'Edmond, est remplacé par un nommé Cahu, un être aussi fantastique que son nom, et qui est libraire philologique dans le quartier de la Sorbonne et membre de l'Académie d'Avranches; et Cahu cède
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