Journal des Goncourt (Premier Volume) | Page 3

Edmond de Goncourt
les yeux charmés, sur ces vilaines lettres de journal, où votre nom semble imprimé en quelque chose qui vous caresse le regard, comme jamais le plus bel objet d'art ne le caressera.
C'est une joie plein la poitrine, une de ces joies, de première communion littéraire, une de ces joies qu'on ne retrouve pas plus que les joies du premier amour. Tout ce jour-là, nous ne marchons pas, nous courons... Nous allons remercier Janin qui nous re?oit rondement, avec un gros sourire jovial, nous examine, nous presse les mains, en nous disant: ?Eh bien! f....., c'est bien comme cela que je vous imaginais!?
Et des rêves, et des chateaux en Espagne, et la tentation de se croire presque des grands hommes armés par le critique des DéBATS du plat de sa plume, et l'attente, penchés sur nos illusions, d'une avalanche d'article dans tous les journaux.
--Un original gar?on que l'ami qui nous était tombé du bout de notre famille, un mois avant la publication d'En 18.., un parent, un cousin.
On sonne un matin. Appara?t un jeune homme barbu et grave que nous reconnaissons à peine. Nous avions grandi comme grandissent souvent les enfants d'une même famille, réunis à des années de distance par un séjour dans la même maison pendant les vacances. Tout petit il visait à l'homme. Au collège Stanislas, il s'était fait renvoyer. Lors de mes quinze ans, lorsque je d?nais à c?té de lui, il m'entretenait d'orgies qui me faisaient ouvrir de grands yeux. Déjà il touchait aux lettres et corrigeait les épreuves de son professeur Yanoski. A vingt ans, il avait des opinions républicaines et une grande barbe, et il portait un chapeau pointu couleur feuille morte, disait: ?mon parti,? écrivait dans la LIBERTé DE PENSER, rédigeait de terribles articles contre l'inquisition, et prêtait de l'argent au philosophe X... Tel était notre jeune cousin, Pierre-Charles, comte de Villedeuil.
Le prétexte de cette visite était je ne sais quel livre de bibliographie pour lequel il cherchait deux collaborateurs. Nous causons; peu à peu il sort de sa gravité et descend de sa barbe noire, blague joliment la grosse caisse sur laquelle il bat la charge de ses ambitions, avoue l'enfant na?f qu'il est, nous tend cordialement la main. Nous étions seuls, nous allions à l'avenir, lui aussi! Puis la famille, quand elle ne divise pas, noue toujours un peu. Et nous nous m?mes tous les trois en route pour arriver.
Un soir, dans un café à c?té du Gymnase, par manière de passe-temps, nous jetions en l'air des titres de journaux. ?L'éCLAIR,? fait Villedeuil en riant, et continuant à rire: ?A propos, si nous le fondions, ce journal, hein?? Il nous quitte, bat les usuriers, imagine un frontispice où la foudre tombait sur l'Institut, avec les noms de Hugo, de Musset, de Sand dans les zigzags de l'éclair, achète un almanach Bottin, fait des bandes, et, le dernier coup de fusil du 2 décembre parti, le journal l'éCLAIR para?t. L'Institut l'échappa belle, la censure avait retenu le frontispice du journal.
* * * * *
Dimanche 21 décembre 1851.--Janin, dans la visite que nous lui avions faite, nous avait dit: ?Pour arriver, voyez-vous, il n'y a que le théatre!? Au sortir de chez lui, il nous vient en chemin l'idée de faire pour le Théatre-Fran?ais une revue de l'année dans une conversation, au coin d'une cheminée, entre un homme et une femme de la société, pendant la dernière heure du vieil an.
La petite chose finie et baptisée: LA NUIT DE LA SAINT-SYLVESTRE, Janin nous donne une lettre pour Mme Allan.
Et nous voici, rue Mogador, au cinquième, dans l'appartement de l'actrice qui a rapporté Musset de Russie, et où une vierge byzantine, au nimbe de cuivre doré, rappelle le long séjour de la femme là-bas. Elle est en train de donner le dernier coup à sa toilette devant une psyché à trois battants, presque refermée sur elle et qui l'enveloppe d'un paravent de miroirs. La grande comédienne se montre accueillante avec une voix rude, rocailleuse, une voix que nous ne reconnaissons pas, et qu'elle a l'art de transformer en une musique au théatre.
Elle nous donne rendez-vous pour le lendemain. Je suis ému, Mme Allan a, de suite, pour m'encourager dans ma lecture, de ces petits murmures flatteurs pour lesquels on baiserait les pantoufles d'une actrice. Bref, elle accepte le r?le et elle s'engage à l'apprendre et à le jouer le 31 décembre, et nous sommes le 21.
Il est deux heures. Nous dégringolons l'escalier et nous courons chez Janin. Mais c'est le jour de son feuilleton. Impossible de le voir. Il nous fait dire qu'il verra Houssaye le lendemain.
De là, d'un saut dans le cabinet du directeur du Théatre-Fran?ais, auquel nous sommes parfaitement inconnus: ?Messieurs, nous dit-il tout d'abord, nous ne jouerons pas de pièces nouvelles cet hiver. C'est une détermination prise... je n'y puis rien.?
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 113
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.