Journal des Goncourt (Premier Volume) | Page 2

Edmond de Goncourt
du vivant de ceux que j'ai étudiés et peints ad vivum.
Ces mémoires sont absolument inédits, toutefois il m'a été impossible de ne pas à peu près rééditer, par-ci, par-là, tel petit morceau d'un roman ou d'une biographie contemporaine qui se trouve être une page du journal, employée comme document dans ce roman ou cette biographie.
Je demande enfin au lecteur de se montrer indulgent pour les premières années, où nous n'étions pas encore ma?tres de notre instrument, où nous n'étions que d'assez imparfaits rédacteurs de la note d'après nature; puis, il voudra bien songer aussi qu'en ce temps de début, nos relations étaient très restreintes et, par conséquent, le champ de nos observations assez borné[1].
E. DE G.
[Note 1: Je refonds dans notre JOURNAL le petit volume des IDéES ET SENSATIONS qui en étaient tirées, en les remettant à leur place et à leur date.]

JOURNAL DES GONCOURT

ANNéE 1851
2 Décembre 1851.--Au jour du jugement dernier, quand les ames seront amenées à la barre par de grands anges, qui, pendant les longs débats, dormiront, à l'instar des gendarmes, le menton sur leurs deux gants d'ordonnance, et quand Dieu le Père, en son auguste barbe blanche, ainsi que les membres de l'Institut le peignent dans les coupoles des églises, quand Dieu m'interrogera sur mes pensées, sur mes actes, sur les choses auxquelles j'ai prêté la complicité de mes yeux, ce jour-là: ?Hélas! Seigneur, répondrai-je, j'ai vu un coup d'état!?
* * * * *
Mais qu'est-ce qu'un coup d'état, qu'est-ce qu'un changement de gouvernement pour des gens qui, le même jour, doivent publier leur premier roman. Or, par une malechance ironique, c'était notre cas.
Le matin donc, lorsque, paresseusement encore, nous rêvions d'éditions, d'éditions à la Dumas père, claquant les portes, entrait bruyamment le cousin Blamont, un ci-devant garde du corps, devenu un conservateur poivre et sel, asthmatique et rageur.
--Nom de Dieu, c'est fait! soufflait-il.
--Quoi, c'est fait?
--Eh bien, le coup d'état!
--Ah! diable... et notre roman dont la mise en vente doit avoir lieu aujourd'hui!
--Votre roman... un roman... la France se fiche pas mal des romans aujourd'hui, mes gaillards!--et par un geste qui lui était habituel, croisant sa redingote sur le ventre, comme on sangle un ceinturon, il prenait congé de nous, et allait porter la triomphante nouvelle du quartier Notre-Dame-de-Lorette au faubourg Saint-Germain, en tous les logis de sa connaissance encore mal éveillés.
Aussit?t à bas de nos lits, et bien vite, nous étions dans la rue, notre vieille rue Saint-Georges, où déjà le petit h?tel du journal LE NATIONAL était occupé par la troupe... Et dans la rue, de suite nos yeux aux affiches, car égo?stement nous l'avouons,--parmi tout ce papier fra?chement placardé, annon?ant la nouvelle troupe, son répertoire, ses exercices, les chefs d'emploi, et la nouvelle adresse du directeur passé de l'élysée aux Tuileries--nous cherchions la n?tre d'affiche, l'affiche qui devait annoncer à Paris la publication d'EN 18.., et apprendre à la France et au monde les noms de deux hommes de lettres de plus: Edmond et Jules de Goncourt.
L'affiche manquait aux murs. Et la raison en était celle-ci: Gerdès, qui se trouvait à la fois--rapprochement singulier--l'imprimeur de la REVUE DES DEUX MONDES et d'EN 18.., Gerdès, hanté par l'idée qu'on pouvait interpréter un chapitre politique du livre comme une allusion à l'événement du jour, tout plein, au fond, de méfiance pour ce titre bizarre, incompréhensible, cabalistique, et qui lui semblait cacher un rappel dissimulé du 18 Brumaire, Gerdès, qui manquait d'héro?sme, avait, de son propre mouvement, jeté le paquet d'affiches au feu.
* * * * *
Nous étions bien aussi un peu sortis, il faut l'avouer, pour savoir des nouvelles de notre oncle, le représentant. La vieille portière de la rue de Verneuil, une vieille larme de conserve dans son oeil de chouette, nous disait: ?Messieurs, je lui avais bien dit de ne pas y aller... mais il s'est entêté... on l'a arrêté à la mairie du Xe arrondissement.? Nous voilà à la porte de la caserne d'Orsay, où avaient été enfermés les représentants arrêtés à la mairie. Des sergents de ville nous jettent: ?Ils n'y sont plus.--Où sont-ils?--On ne sait pas!?--Et le factionnaire crie: ?Au large!?
* * * * *
Lundi 15 décembre.--Jules, Jules... un article de Janin dans les DéBATS! C'est Edmond qui, de son lit, me crie la bonne et inattendue nouvelle. Oui, tout un feuilleton du lundi parlant de nous à propos de tout et de tout à propos de nous, et pendant douze colonnes, battant et brouillant le compte rendu de notre livre avec le compte rendu de la DINDE TRUFFéE, de M. Varin, et des CRAPAUDS IMMORTELS, de MM. Clairville et Dumanoir:--un feuilleton où Janin nous fouettait avec de l'ironie, nous pardonnait avec de l'estime et de la critique sérieuse; un feuilleton présentant au public notre jeunesse avec un serrement de main et l'excuse bienveillante de ses témérités.
Et nous restons sans lire,
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