à sa mère, qui
veut l'empêcher de boire du champagne, me conte sa première passion
de couvent, son premier amour pour un lézard qui la regardait avec son
oeil doux et ami de l'homme, un lézard qui était toujours en elle et sur
elle, et qui passait, à tout moment, la tête par l'ouverture de son corsage
pour la regarder et disparaître. Pauvre petit lézard, qu'une camarade
jalouse écrasa méchamment, et qui, ses boyaux derrière lui, se traîna
pour mourir près d'elle. Et elle me confie ingénument qu'elle lui creusa
alors une tombe sur laquelle elle mit une petite croix--et qu'elle ne
voulait plus prier, plus aller à la messe; enfin que sa religion était morte,
tant l'enfant, chez elle, était révolté de l'injustice de cette mort.
--L'enfant n'est pas méchant à l'homme, il est méchant aux animaux.
L'homme en vieillissant devient misanthrope et charitable à la nature.
* * * * *
29 mars.--Flaubert est assis sur son divan, les jambes croisées à la
turque. Il parle de ses projets, de ses ambitions, de ses rêves de romans.
Il nous confie le grand désir qu'il a eu, désir auquel il n'a pas renoncé,
d'écrire un livre sur l'Orient moderne, sur l'Orient en habit noir. Il
s'anime à toutes les antithèses que son talent trouverait dans le bouquin.
Scènes se passant à Paris, scènes se passant à Constantinople, scènes se
passant sur le Nil, scènes d'hypocrisie européenne, scènes sauvages du
huis-clos de là-bas, et noyade et tête coupée pour un soupçon, une
mauvaise humeur: une oeuvre qui ressemblerait assez bien, selon sa
comparaison, à ces bateaux qui ont sur le pont, à l'avant, un Turc
habillé par Dusautoy, et à l'arrière, sous le pont, le harem de ce Turc,
avec ses eunuques et toute la férocité des moeurs du vieil Orient.
Flaubert s'éjouit et se gaudit à la peinture de toutes les canailles
européennes, grecques, italiennes, juives, qu'il ferait graviter autour de
son héros, et il s'étend sur les curieux contrastes que présenterait, ça et
là, l'Oriental se civilisant, et l'Européen retournant à l'état sauvage, ainsi
que ce chimiste français qui, établi sur les confins de la Libye, n'a plus
rien gardé des moeurs et des habitudes de sa patrie.
De ce livre, en ébauche dans son cerveau, Flaubert passe à un autre
qu'il dit caresser depuis longtemps: un immense roman, un grand
tableau de la vie, relié par une action qui serait l'anéantissement des uns
par les autres, dans une société basée sur l'association des 13, et où l'on
verrait l'avant-dernier des survivants, un homme politique, envoyé à la
guillotine par le dernier: un magistrat--et pour une bonne action.
Flaubert voudrait aussi fabriquer deux ou trois petits romans non
incidentés et tout simples, qui seraient le mari, la femme, l'amant.
Le soir, après dîner, nous poussons jusque chez Théophile Gautier, à
Neuilly, que nous trouvons encore à table à neuf heures, fêtant un petit
vin de Pouilly qu'il proclame très agréable, en même temps que le
prince Radziwill qui est son hôte. Gautier est gai à la façon d'un enfant:
une des grandes grâces de l'intelligence.
On se lève de table, on passe dans le salon, et l'on demande à Flaubert
de danser l'IDIOT DES SALONS. Il emprunte un habit à Gautier, il
relève son faux-col; de ses cheveux, de sa figure, de sa physionomie, je
ne sais pas ce qu'il fait, mais le voici soudain transformé en une
formidable caricature de l'hébétement. Gautier, pris d'émulation, ôte sa
redingote, et tout perlant de sueur, son gros derrière écrasant ses jarrets,
danse à son tour le PAS DU CRÉANCIER, et la soirée se termine par
des chants bohèmes, des mélodies farouches dont le prince Radziwill
jette merveilleusement la note stridente.
* * * * *
30 mars.--Au quatrième, n° 2, rue Racine. Un petit monsieur, fait
comme tout le monde, nous ouvre, dit en souriant: «Messieurs de
Goncourt!» pousse une porte, et nous sommes dans une très grande
pièce, une sorte d'atelier.
Contre la fenêtre du fond, par où vient un jour crépusculaire de cinq
heures, et à contre-jour, se tient une ombre grise sur cette lumière pâle,
une femme qui ne se lève pas, reste immobile à notre salut de corps et
de paroles. Cette ombre assise, à l'air ensommeillé, est Mme Sand, et
l'homme qui nous a ouvert est le graveur Manceau. Mme Sand a un
aspect automatique. Elle parle d'une voix monotone et mécanique qui
ne monte, ni ne descend, ni ne s'anime. Dans son attitude, il y a une
gravité, une placidité, quelque chose du demi-endormement d'un
ruminant. Et des gestes lents, lents, des gestes, pour ainsi dire, de
somnambule, des gestes au bout desquels on voit incessamment--et
toujours avec les mêmes mouvements méthodiques--le frottement d'une
allumette de cire jeter une petite flamme, et une cigarette s'allumer aux
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