c'est le choix de ce
produit, où l'industrie s'élève à la chose artistique la plus chatouillante
pour l'oeil d'un amateur, et en même temps la plus indéchiffrable pour
l'oeil d'un profane. Je veux parler du laque, dont la qualité supérieure,
la beauté suprême, le resplendissement parfait, sont si peu voyants: le
laque qui vous ravit par ses reliefs qu'il faut presque deviner, par la
laborieuse dissimulation de son éclat, par le discret emploi des ors usés,
enfin par l'effacement distingué de son luxe et de sa richesse.
* * * * *
Dimanche 16 mars.--A l'avenue des Champs-Élysées, près l'Arc de
Triomphe, nous allons voir l'exposition d'Anna Deslions, la fille que
nous avons eue si longtemps en face de nous, et qui du quatrième de
notre maison, s'est élancée à cette fortune, à ce luxe, à ce scandale
retentissant.
Après tout, ces filles ne me sont point déplaisantes, elles tranchent sur
la monotonie, la correction, l'ordre de la société, elles mettent un peu de
folie dans le monde, elles soufflettent le billet de banque, et elles sont
le caprice lâché, nu et libre et vainqueur, à travers un monde de notaires
et ses raisonnables et économiques joies.
Tout chez la Deslions est du gros luxe d'impure, et d'impure de bas
étage. Un salon blanc et or, une chambre à coucher en satin rouge, des
boudoirs en satin jaune, et partout de la dorure, et encore un cabinet de
toilette avec des cuvettes et des pots à l'eau, en cristal de Bohême jaune,
énormes, gigantesques, demandant le biceps d'Hercule pour les
soulever. Il y a aussi des tableaux là dedans dont le choix semble une
ironie. Au milieu de la soie claire d'un panneau, un noir Bonvin,
représentant un homme attablé dans un cabaret, apparaît à la façon d'un
portrait de famille, d'un ressouvenir de basse origine, du père de la fille
passant la tête au milieu de sa fortune. Sur l'autre panneau, des
travailleuses des champs, faneuses ou glaneuses, par Breton, pliant sous
le labeur, et la sueur au front, mettent, en cet intérieur de prostitution,
l'image du travail de la campagne hâlée arrachant son pain à la terre
avare.
Dans la bibliothèque--car elle avait une bibliothèque--j'ai vu, à côté des
bréviaires du métier, MANON LESCAUT, les MÉMOIRES DE
MOGADOR, etc., etc., les QUESTIONS DE MON TEMPS par Émile
de Girardin. Imaginez l'offrande de la «Triangulation des pouvoirs» à la
Vénus Pandemos.
Pour les bijoux remplissant une vitrine: c'était l'écrin d'une Faustine,
trois cent mille francs d'éclairs, qu'elle faisait encore jouer hier sur sa
peau, au rose fauve. En les regardant, penché dessus, je revoyais dans
leur lumière, comme en une lueur du passé, la Deslions demandant à
notre bonne, lorsque nous donnions à dîner,--demandant, avant notre
rentrée, de faire le tour de notre table servie, pour se régaler les yeux
d'un peu de luxe.
--J'ai vu aujourd'hui la Gloire chez un marchand de bric-à-brac: une tête
de mort couronnée de lauriers en plâtre doré.
* * * * *
23 mars.--C'est une grande force morale chez l'écrivain que celle qui lui
fait porter sa pensée au-dessus de la vie courante, pour la faire travailler
libre et dégagée et envolée. Il lui faut s'abstraire des chagrins, des
ennuis, des tribulations, des malaises de l'existence, à l'effet de s'élever
à cette sérénité cérébrale où se fait la conception, la création... Et ce
n'est pas, croyez-le, une opération mécanique et de simple application
comme de faire des additions.
* * * * *
Jeudi 27 mars.--C'est la mi-carême. Nous dînons chez Mme
Desgranges. Il y a Théophile Gautier et ses filles, Peyrat, sa femme et
sa fille, Gaiffe, et un de ces interlopes quelconques, qui semble toujours
faire le quatorzième de la société.
Les filles de Gautier ont un charme singulier, une espèce de langueur
orientale, des regards lents et profonds, voilés de l'ombre de belles
paupières lourdes, une paresse et une cadence de gestes et de
mouvements qu'elles tiennent de leur père, mais élégantifiées par la
grâce de la femme: un charme qui n'est pas tout à fait français, mais
mêlé de toutes sortes de choses françaises, de gamineries un peu
masculines, de paroles garçonnières, de petites mines, de moues, de
haussements d'épaules, d'ironies montrées avec les gestes parlants de
l'enfance; toutes choses qui en font des êtres tout différents des jeunes
filles du monde, de jolis petits êtres personnels, d'où se dégagent
franchement, et d'une manière presque transparente, les antipathies et
les sympathies. Des jeunes filles qui apportent dans le monde la liberté
de parole et la crânerie d'allures d'une femme qui a le visage caché par
un loup, et des jeunes filles au fond desquelles on perçoit une naïveté,
une candeur, une expansion aimante, qu'on ne trouve pas chez les
autres!
L'une d'elles, en manquant de respect, tout bas, très fort
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.