Journal des Goncourt (Deuxième volume) | Page 5

Edmond de Goncourt
incessant, qu'on fait sur soi, sur ses
sensations, sur les mouvements de son coeur, cette autopsie perpétuelle
et journalière de son être, arrive à découvrir les fibres les plus délicates,
à les faire jouer de la façon la plus tressaillante. Mille ressources, mille
secrets se découvrent en vous pour souffrir.

On devient, à force de s'étudier, au lieu de s'endurcir, une sorte
d'écorché moral et sensitif, blessé à la moindre impression, sans
défense, sans enveloppe, tout saignant.
* * * * *
11 mars.--Nous allons visiter les catacombes avec Flaubert. Des os si
bien rangés, qu'ils rappellent les caves de Bercy. Il y a un ordre
administratif qui ôte tout effet à cette exhibition. Il faudrait, pour la
montre, des montagnes, des pêlemêlées d'ossements et non des rayons.
Cela devrait monter tout le long de voûtes immenses et se perdre en
haut dans la nuit, ainsi que toutes ces têtes se perdent dans l'anonymat...
Puis l'agacement de ces Parisiens loustics, un vrai train de plaisir dans
un ossuaire, et qui s'amuse à jeter des lazzis dans cette caverne du
néant...
En regardant tous ces restes, tout ce peuple d'os, je me demandais:
Pourquoi ce mensonge d'immortalité, le squelette?
* * * * *
--Le plus fin critique du XVIIIe siècle est peut-être Trublet, oui cet
abbé ridicule, qui a trouvé cette définition du génie de Voltaire: «la
perfection de la médiocrité», et qui a eu l'audace de mettre La Bruyère
au-dessus de Molière.
* * * * *
12 mars.--Nous sommes à l'Opéra, dans la loge du directeur, sur le
théâtre...
... Tout en causant, j'ai les yeux sur la coulisse qui me fait face.
Accrochée à un montant de bois, montée contre un quinquet qui
l'éclaire, la Mercier, toute blonde, et toute chargée de fanfreluches
dorées et de strass, rayonne dans une lumière rousse, qui fait ressortir la
blancheur mate de sa peau, sous les éclairs des bijoux faux. Une joue,
une épaule, baisées, flambées par ce jour ardent du quinquet, la Mercier
se modèle pareillement à la petite fille au poulet, dans la RONDE DE

NUIT de Rembrandt. Puis derrière la figure lumineuse de la danseuse,
un fond merveilleux de ténèbres et de lueurs, d'obscurité trouée de
réveillons, montrant à demi, en des lointains fumeux et poussiéreux,
des silhouettes fantasques, des têtes de vieilles femmes aux chapeaux
cabossés, le bas du visage dans une mentonnière faite d'un mouchoir,
puis tout en haut, sur des traverses, ainsi que des passagers passant les
jambes par le bastingage, des corps et des têtes et des blouses d'ouvriers,
attentifs dans des poses de singes.
A propos de cette lumière, de cette espèce de gloire entourant la
Mercier, et la faisant nager dans un rayonnement, je me
demandais,--cela me rappelle tellement les effets de Rembrandt;--je me
demandais si Rembrandt usait de la bête d'habitude de faire poser ses
modèles dans un atelier éclairé par la lumière du nord, ainsi que tous
nos peintres. Dans un atelier exposé au nord, on n'a, pour ainsi dire, que
le cadavre du jour et non sa vie radieuse. Et j'aime à me figurer que
l'atelier de Rembrandt était au midi, et que par un système quelconque,
un arrangement de rideaux, par exemple, il dirigeait un jour ensoleillé
sur son modèle, l'amassait sur ce qu'il voulait, le dardait à sa volonté,
peignant, en un mot, les choses et les êtres non plus éclairés par un jour
des Limbes.
... La toile tombe, les rochers descendent dans le troisième dessous, les
nuages remontent au cintre, le bleu du ciel regrimpe dans les frises, les
praticables démontés s'en vont par les côtés, pièce à pièce, l'armature
nue du théâtre peu à peu apparaît. L'on croirait voir s'en aller une à une
les illusions de la vie. Ainsi que ces nuages, ainsi que ce lointain, se
renvoient lentement au ciel l'horizon de la jeunesse, les espoirs, tout le
bleu de l'âme! Ainsi que ces roches, s'abaissent et sombrent une à une
les passions hautes et fortes!
Et ces ouvriers, que je vois de ma loge sur la scène, et qui vont et qui
viennent sans bruit, mais empressés et enlevant par morceaux tous ces
beaux nuages, firmaments, paysages, roulant les toiles et les tapis, ne
figurent-ils pas les années, dont chacune emporte dans ses bras quelque
beau décor de notre existence, quelque cime où elle montait, quelque
coupe qui était de bois, de bois doré, mais qui nous semblait d'or.

Et comme, perdu là dedans, les idées flottantes, je regardais toujours le
théâtre tout nu, tout vide, une voix d'en bas cria: «Prévenez ces
messieurs de l'avant-scène.»
Il paraît que l'opéra était fini. Mais pourquoi les opéras finissent-ils?
* * * * *
13 mars.--L'éprouvette du raffinement en art d'un homme, ce ne sera ni
le choix du bronze, du tableau, du dessin même;
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