Journal des Goncourt (Deuxième volume) | Page 7

Edmond de Goncourt
prier, plus aller à la messe; enfin que sa religion était morte, tant l'enfant, chez elle, était révolté de l'injustice de cette mort.
--L'enfant n'est pas méchant à l'homme, il est méchant aux animaux. L'homme en vieillissant devient misanthrope et charitable à la nature.
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29 mars.--Flaubert est assis sur son divan, les jambes croisées à la turque. Il parle de ses projets, de ses ambitions, de ses rêves de romans. Il nous confie le grand désir qu'il a eu, désir auquel il n'a pas renoncé, d'écrire un livre sur l'Orient moderne, sur l'Orient en habit noir. Il s'anime à toutes les antithèses que son talent trouverait dans le bouquin. Scènes se passant à Paris, scènes se passant à Constantinople, scènes se passant sur le Nil, scènes d'hypocrisie européenne, scènes sauvages du huis-clos de là-bas, et noyade et tête coupée pour un soup?on, une mauvaise humeur: une oeuvre qui ressemblerait assez bien, selon sa comparaison, à ces bateaux qui ont sur le pont, à l'avant, un Turc habillé par Dusautoy, et à l'arrière, sous le pont, le harem de ce Turc, avec ses eunuques et toute la férocité des moeurs du vieil Orient.
Flaubert s'éjouit et se gaudit à la peinture de toutes les canailles européennes, grecques, italiennes, juives, qu'il ferait graviter autour de son héros, et il s'étend sur les curieux contrastes que présenterait, ?a et là, l'Oriental se civilisant, et l'Européen retournant à l'état sauvage, ainsi que ce chimiste fran?ais qui, établi sur les confins de la Libye, n'a plus rien gardé des moeurs et des habitudes de sa patrie.
De ce livre, en ébauche dans son cerveau, Flaubert passe à un autre qu'il dit caresser depuis longtemps: un immense roman, un grand tableau de la vie, relié par une action qui serait l'anéantissement des uns par les autres, dans une société basée sur l'association des 13, et où l'on verrait l'avant-dernier des survivants, un homme politique, envoyé à la guillotine par le dernier: un magistrat--et pour une bonne action.
Flaubert voudrait aussi fabriquer deux ou trois petits romans non incidentés et tout simples, qui seraient le mari, la femme, l'amant.
Le soir, après d?ner, nous poussons jusque chez Théophile Gautier, à Neuilly, que nous trouvons encore à table à neuf heures, fêtant un petit vin de Pouilly qu'il proclame très agréable, en même temps que le prince Radziwill qui est son h?te. Gautier est gai à la fa?on d'un enfant: une des grandes graces de l'intelligence.
On se lève de table, on passe dans le salon, et l'on demande à Flaubert de danser l'IDIOT DES SALONS. Il emprunte un habit à Gautier, il relève son faux-col; de ses cheveux, de sa figure, de sa physionomie, je ne sais pas ce qu'il fait, mais le voici soudain transformé en une formidable caricature de l'hébétement. Gautier, pris d'émulation, ?te sa redingote, et tout perlant de sueur, son gros derrière écrasant ses jarrets, danse à son tour le PAS DU CRéANCIER, et la soirée se termine par des chants bohèmes, des mélodies farouches dont le prince Radziwill jette merveilleusement la note stridente.
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30 mars.--Au quatrième, n° 2, rue Racine. Un petit monsieur, fait comme tout le monde, nous ouvre, dit en souriant: ?Messieurs de Goncourt!? pousse une porte, et nous sommes dans une très grande pièce, une sorte d'atelier.
Contre la fenêtre du fond, par où vient un jour crépusculaire de cinq heures, et à contre-jour, se tient une ombre grise sur cette lumière pale, une femme qui ne se lève pas, reste immobile à notre salut de corps et de paroles. Cette ombre assise, à l'air ensommeillé, est Mme Sand, et l'homme qui nous a ouvert est le graveur Manceau. Mme Sand a un aspect automatique. Elle parle d'une voix monotone et mécanique qui ne monte, ni ne descend, ni ne s'anime. Dans son attitude, il y a une gravité, une placidité, quelque chose du demi-endormement d'un ruminant. Et des gestes lents, lents, des gestes, pour ainsi dire, de somnambule, des gestes au bout desquels on voit incessamment--et toujours avec les mêmes mouvements méthodiques--le frottement d'une allumette de cire jeter une petite flamme, et une cigarette s'allumer aux lèvres de la femme.
Mme Sand a été fort aimable, fort élogieuse pour nous, mais avec une enfance d'idées, une platitude d'expressions, une bonhomie morne qui fait froid comme la nudité d'un mur de chambre. Manceau cherche à animer un rien le dialogue. On parle de son théatre de Nohant où l'on joue pour elle seule et sa bonne, jusqu'à quatre heures du matin... Puis, nous causons de sa prodigieuse faculté de travail; sur quoi elle nous dit que son travail n'est pas méritoire, l'ayant toujours eu facile. Elle travaille, toutes les nuits, d'une heure à quatre heures du matin, puis retravaille encore dans la journée, pendant deux heures--et, ajoute Manceau, qui l'explique un
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