l'avenue des Champs-élysées, près l'Arc de Triomphe, nous allons voir l'exposition d'Anna Deslions, la fille que nous avons eue si longtemps en face de nous, et qui du quatrième de notre maison, s'est élancée à cette fortune, à ce luxe, à ce scandale retentissant.
Après tout, ces filles ne me sont point déplaisantes, elles tranchent sur la monotonie, la correction, l'ordre de la société, elles mettent un peu de folie dans le monde, elles soufflettent le billet de banque, et elles sont le caprice laché, nu et libre et vainqueur, à travers un monde de notaires et ses raisonnables et économiques joies.
Tout chez la Deslions est du gros luxe d'impure, et d'impure de bas étage. Un salon blanc et or, une chambre à coucher en satin rouge, des boudoirs en satin jaune, et partout de la dorure, et encore un cabinet de toilette avec des cuvettes et des pots à l'eau, en cristal de Bohême jaune, énormes, gigantesques, demandant le biceps d'Hercule pour les soulever. Il y a aussi des tableaux là dedans dont le choix semble une ironie. Au milieu de la soie claire d'un panneau, un noir Bonvin, représentant un homme attablé dans un cabaret, appara?t à la fa?on d'un portrait de famille, d'un ressouvenir de basse origine, du père de la fille passant la tête au milieu de sa fortune. Sur l'autre panneau, des travailleuses des champs, faneuses ou glaneuses, par Breton, pliant sous le labeur, et la sueur au front, mettent, en cet intérieur de prostitution, l'image du travail de la campagne halée arrachant son pain à la terre avare.
Dans la bibliothèque--car elle avait une bibliothèque--j'ai vu, à c?té des bréviaires du métier, MANON LESCAUT, les MéMOIRES DE MOGADOR, etc., etc., les QUESTIONS DE MON TEMPS par émile de Girardin. Imaginez l'offrande de la ?Triangulation des pouvoirs? à la Vénus Pandemos.
Pour les bijoux remplissant une vitrine: c'était l'écrin d'une Faustine, trois cent mille francs d'éclairs, qu'elle faisait encore jouer hier sur sa peau, au rose fauve. En les regardant, penché dessus, je revoyais dans leur lumière, comme en une lueur du passé, la Deslions demandant à notre bonne, lorsque nous donnions à d?ner,--demandant, avant notre rentrée, de faire le tour de notre table servie, pour se régaler les yeux d'un peu de luxe.
--J'ai vu aujourd'hui la Gloire chez un marchand de bric-à-brac: une tête de mort couronnée de lauriers en platre doré.
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23 mars.--C'est une grande force morale chez l'écrivain que celle qui lui fait porter sa pensée au-dessus de la vie courante, pour la faire travailler libre et dégagée et envolée. Il lui faut s'abstraire des chagrins, des ennuis, des tribulations, des malaises de l'existence, à l'effet de s'élever à cette sérénité cérébrale où se fait la conception, la création... Et ce n'est pas, croyez-le, une opération mécanique et de simple application comme de faire des additions.
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Jeudi 27 mars.--C'est la mi-carême. Nous d?nons chez Mme Desgranges. Il y a Théophile Gautier et ses filles, Peyrat, sa femme et sa fille, Gaiffe, et un de ces interlopes quelconques, qui semble toujours faire le quatorzième de la société.
Les filles de Gautier ont un charme singulier, une espèce de langueur orientale, des regards lents et profonds, voilés de l'ombre de belles paupières lourdes, une paresse et une cadence de gestes et de mouvements qu'elles tiennent de leur père, mais élégantifiées par la grace de la femme: un charme qui n'est pas tout à fait fran?ais, mais mêlé de toutes sortes de choses fran?aises, de gamineries un peu masculines, de paroles gar?onnières, de petites mines, de moues, de haussements d'épaules, d'ironies montrées avec les gestes parlants de l'enfance; toutes choses qui en font des êtres tout différents des jeunes filles du monde, de jolis petits êtres personnels, d'où se dégagent franchement, et d'une manière presque transparente, les antipathies et les sympathies. Des jeunes filles qui apportent dans le monde la liberté de parole et la cranerie d'allures d'une femme qui a le visage caché par un loup, et des jeunes filles au fond desquelles on per?oit une na?veté, une candeur, une expansion aimante, qu'on ne trouve pas chez les autres!
L'une d'elles, en manquant de respect, tout bas, très fort à sa mère, qui veut l'empêcher de boire du champagne, me conte sa première passion de couvent, son premier amour pour un lézard qui la regardait avec son oeil doux et ami de l'homme, un lézard qui était toujours en elle et sur elle, et qui passait, à tout moment, la tête par l'ouverture de son corsage pour la regarder et dispara?tre. Pauvre petit lézard, qu'une camarade jalouse écrasa méchamment, et qui, ses boyaux derrière lui, se tra?na pour mourir près d'elle. Et elle me confie ingénument qu'elle lui creusa alors une tombe sur laquelle elle mit une petite croix--et qu'elle ne voulait plus
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