Journal des Goncourt (Deuxième volume) | Page 5

Edmond de Goncourt
mars.--Nous allons visiter les catacombes avec Flaubert. Des os si bien rangés, qu'ils rappellent les caves de Bercy. Il y a un ordre administratif qui ?te tout effet à cette exhibition. Il faudrait, pour la montre, des montagnes, des pêlemêlées d'ossements et non des rayons. Cela devrait monter tout le long de vo?tes immenses et se perdre en haut dans la nuit, ainsi que toutes ces têtes se perdent dans l'anonymat... Puis l'agacement de ces Parisiens loustics, un vrai train de plaisir dans un ossuaire, et qui s'amuse à jeter des lazzis dans cette caverne du néant...
En regardant tous ces restes, tout ce peuple d'os, je me demandais: Pourquoi ce mensonge d'immortalité, le squelette?
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--Le plus fin critique du XVIIIe siècle est peut-être Trublet, oui cet abbé ridicule, qui a trouvé cette définition du génie de Voltaire: ?la perfection de la médiocrité?, et qui a eu l'audace de mettre La Bruyère au-dessus de Molière.
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12 mars.--Nous sommes à l'Opéra, dans la loge du directeur, sur le théatre...
... Tout en causant, j'ai les yeux sur la coulisse qui me fait face. Accrochée à un montant de bois, montée contre un quinquet qui l'éclaire, la Mercier, toute blonde, et toute chargée de fanfreluches dorées et de strass, rayonne dans une lumière rousse, qui fait ressortir la blancheur mate de sa peau, sous les éclairs des bijoux faux. Une joue, une épaule, baisées, flambées par ce jour ardent du quinquet, la Mercier se modèle pareillement à la petite fille au poulet, dans la RONDE DE NUIT de Rembrandt. Puis derrière la figure lumineuse de la danseuse, un fond merveilleux de ténèbres et de lueurs, d'obscurité trouée de réveillons, montrant à demi, en des lointains fumeux et poussiéreux, des silhouettes fantasques, des têtes de vieilles femmes aux chapeaux cabossés, le bas du visage dans une mentonnière faite d'un mouchoir, puis tout en haut, sur des traverses, ainsi que des passagers passant les jambes par le bastingage, des corps et des têtes et des blouses d'ouvriers, attentifs dans des poses de singes.
A propos de cette lumière, de cette espèce de gloire entourant la Mercier, et la faisant nager dans un rayonnement, je me demandais,--cela me rappelle tellement les effets de Rembrandt;--je me demandais si Rembrandt usait de la bête d'habitude de faire poser ses modèles dans un atelier éclairé par la lumière du nord, ainsi que tous nos peintres. Dans un atelier exposé au nord, on n'a, pour ainsi dire, que le cadavre du jour et non sa vie radieuse. Et j'aime à me figurer que l'atelier de Rembrandt était au midi, et que par un système quelconque, un arrangement de rideaux, par exemple, il dirigeait un jour ensoleillé sur son modèle, l'amassait sur ce qu'il voulait, le dardait à sa volonté, peignant, en un mot, les choses et les êtres non plus éclairés par un jour des Limbes.
... La toile tombe, les rochers descendent dans le troisième dessous, les nuages remontent au cintre, le bleu du ciel regrimpe dans les frises, les praticables démontés s'en vont par les c?tés, pièce à pièce, l'armature nue du théatre peu à peu appara?t. L'on croirait voir s'en aller une à une les illusions de la vie. Ainsi que ces nuages, ainsi que ce lointain, se renvoient lentement au ciel l'horizon de la jeunesse, les espoirs, tout le bleu de l'ame! Ainsi que ces roches, s'abaissent et sombrent une à une les passions hautes et fortes!
Et ces ouvriers, que je vois de ma loge sur la scène, et qui vont et qui viennent sans bruit, mais empressés et enlevant par morceaux tous ces beaux nuages, firmaments, paysages, roulant les toiles et les tapis, ne figurent-ils pas les années, dont chacune emporte dans ses bras quelque beau décor de notre existence, quelque cime où elle montait, quelque coupe qui était de bois, de bois doré, mais qui nous semblait d'or.
Et comme, perdu là dedans, les idées flottantes, je regardais toujours le théatre tout nu, tout vide, une voix d'en bas cria: ?Prévenez ces messieurs de l'avant-scène.?
Il para?t que l'opéra était fini. Mais pourquoi les opéras finissent-ils?
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13 mars.--L'éprouvette du raffinement en art d'un homme, ce ne sera ni le choix du bronze, du tableau, du dessin même; c'est le choix de ce produit, où l'industrie s'élève à la chose artistique la plus chatouillante pour l'oeil d'un amateur, et en même temps la plus indéchiffrable pour l'oeil d'un profane. Je veux parler du laque, dont la qualité supérieure, la beauté suprême, le resplendissement parfait, sont si peu voyants: le laque qui vous ravit par ses reliefs qu'il faut presque deviner, par la laborieuse dissimulation de son éclat, par le discret emploi des ors usés, enfin par l'effacement distingué de son luxe et de sa richesse.
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Dimanche 16 mars.--A
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