Journal des Goncourt (Deuxième volume) | Page 4

Edmond de Goncourt
bien! c'est gentil ce choeur-là, mais voilà tout. Et la salle a respiré et l'on a fait un ah! de soulagement, tant le reste est embêtant... Verdi, vous me demandez ce que c'est. Eh bien! Verdi, c'est un Dennery, un Guilbert de Pixerécourt. Vous savez, il a eu l'idée en musique, quand les paroles étaient tristes, de faire trou trou trou au lieu de tra tra tra. Dans un enterrement, il ne mettra pas un air de mirliton. Rossini n'y manquerait pas. C'est lui qui, dans SéMIRAMIDE, fait entrer l'ombre de Ninus sur un air de valse ravissant... Voilà tout son génie en musique, à Verdi.?
[Note 1: Mon frère et moi, avons cherché à représenter nos contemporains en leur humanité, avons cherché surtout à rendre leur conversation dans leur vérité pittoresque. Or la qualité caractéristique, je dirai, la beauté de la conversation de Gautier était l'énormité du paradoxe. C'est dire, que dans cette négation absolue de la musique, prendre cette grosse blague injurieuse, pour le vrai jugement de l'illustre écrivain sur le talent de M. Gounod: ce serait faire preuve de peu d'intelligence ou d'une grande hostilité contre le sténographe de cette boutade antimusicale.]
Alors Gautier se met à se plaindre de son temps: ?C'est peut-être parce que je commence à être un vieux. Mais enfin dans ce temps il n'y a pas d'air. Il ne s'agit pas seulement d'avoir des ailes, il faut de l'air... Je ne me sens plus contemporain... Oui, en 1830, c'était superbe, mais j'étais trop jeune de deux ou trois ans. Je n'ai pas été entra?né dans le plein courant: Je n'étais pas m?r... J'aurais produit, autre chose...?
Enfin, la causerie va sur Flaubert, sur ses procédés, sa patience, son travail de sept ans sur un livre de 400 pages: ?Figurez-vous, s'écrie Gautier, que, l'autre jour, Flaubert me dit: ?C'est fini, je n'ai plus qu'une dizaine de pages à écrire, mais j'ai toutes mes chutes de phrases.? Ainsi, il a déjà la musique des fins de phrases qu'il n'a pas encore faites! Il a ses chutes, que c'est dr?le, hein?... Moi, je crois qu'il faut surtout dans la phrase un rythme oculaire. Par exemple, une phrase qui est très longue en commen?ant, ne doit pas finir petitement, brusquement, à moins d'un effet. Puis très souvent, son rythme, à Flaubert, n'est que pour lui seul et nous échappe. Un livre n'est pas fait pour être lu à haute voix, et lui se gueule les siens à lui-même. Or, il y a des gueuloirs dans ses phrases qui lui semblent harmoniques, mais il faudrait lire comme lui, pour avoir l'effet de ces gueuloirs. Nous avons des pages tous les deux, vous dans votre VENISE, moi dans un tas de choses que tout le monde conna?t, aussi rythmées que tout ce qu'il a fait, sans nous être donné tant de mal...
?Au fond, le pauvre gar?on a un remords qui empoisonne sa vie. ?a le mènera au tombeau. Vous ne le connaissez pas, ce remords, c'est d'avoir accolé dans MADAME BOVARY deux génitifs, l'un sur l'autre: Une couronne de fleurs d'oranger. ?a le désole, mais il a eu beau chercher, il lui a été impossible de faire autrement... Voulez-vous savoir ce qu'il y a dans la maison??
Et il nous mène dans la salle à manger où ses filles déjeunent, puis en haut, dans un petit atelier d'où l'on voit un jardin aux arbrisseaux maigres, dessiné en carrés de légumes. Là, il nous montre les dons des artistes à sa critique,--pauvres dons qui attestent toute l'avarice et la lésinerie de ce monde de l'art envers un homme qui, pour un si grand nombre, a bati des piédestaux en feuilletons, et a mis de la gloire autour de leurs noms inconnus avec le patronage de ses belles phrases et de ses descriptions si colorées.
Des dessins de Férogio, une charmante esquisse d'Hébert, un blond Baudry, une Nuit de Rousseau, qui est comme le ?Songe d'une nuit d'été? de Fontainebleau, des Chasseriau, des fleurs de Saint-Jean, une Macbeth de Delacroix; enfin, deux petits tableaux de femmes nues, dont le faire va de Devosge à Devéria,--deux tableaux du ma?tre, chez lequel Gautier apprit la peinture au faubourg Saint-Antoine.
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--Je m'aper?ois tristement que la littérature, l'observation, au lieu d'émousser en moi la sensibilité, l'a étendue, raffinée, développée, mise à nu. Cette espèce de travail incessant, qu'on fait sur soi, sur ses sensations, sur les mouvements de son coeur, cette autopsie perpétuelle et journalière de son être, arrive à découvrir les fibres les plus délicates, à les faire jouer de la fa?on la plus tressaillante. Mille ressources, mille secrets se découvrent en vous pour souffrir.
On devient, à force de s'étudier, au lieu de s'endurcir, une sorte d'écorché moral et sensitif, blessé à la moindre impression, sans défense, sans enveloppe, tout saignant.
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