Journal des Goncourt (Deuxième série, troisième volume) | Page 8

Edmond de Goncourt
(LES FRÈRES ZEMGANNO.)
Bientôt la cervelle s'excite et s'enfièvre, et voici des scènes qui se
dessinent. Je trouve le premier épisode: une halte de bohémiens dans un
paysage vague, dont je prendrais l'eau, le ciel, les plantages, sur le bord
de la Seine.
* * * * *
Samedi 3 août.--Mon cousin Marin a invité les femmes de la
magistrature d'ici, à une pêche aux écrevisses, à la tombée de la nuit.
On doit pêcher au dessus de Polisot, et la pêche est le prétexte d'un
dîner-souper en plein air. On monte en voiture par une pluie battante, et
au bout d'une heure, on est à destination et on se met à table.
La nuit est venue. Huit torches, fixées à huit piquets, sont allumées,
éclairant le repas de leurs lueurs balayées et fuyardes. Un grand feu
flambe au milieu du pré, où de temps en temps, les trois femmes vont
sécher les semelles de leurs bottines mouillées, montrant des bas
écossais et des pantalons brodés, en se soutenant par la taille avec des
gestes de caresse: groupe au milieu fait par la charmante Mme G...,
dans une de ces blanches toilettes anglaises, que Gravelot donne, en ses
vignettes, à ses héroïnes de romans. Et au dessert, ce sont des jeux de
cache-cache de petites filles, et des parties de main-chaude, où il faut
deviner le nom de la bouche, qui vous embrasse la main.
Et le murmure de la rivière, et les fanfares lointaines des trompes de
chasse se rapprochant, et les poursuites aériennes des femmes, passant

brusquement de la lumière dans l'ombre, et de l'ombre dans la lumière,
donnent à cette partie de plaisir dans la nuit, avec cette musique de
ballade, un rien de fantastique.
* * * * *
Jeudi 8 août.--Voici la vie de l'aristocratie de cette petite ville. On se
réunit, à quatre heures, dans un grand jardin, dont la porte reste ouverte,
jusqu'à sept heures. Un joli endroit, au bord de la Seine, où sous de
grands arbres ombreux, penchés sur la rivière, et portant, au milieu de
leurs feuilles, des caleçons qui sèchent, l'on voit passer entre les
branches, dans l'ensoleillement de l'eau, tantôt une barque remplie de
robes claires, tantôt le bonnet de toile cirée et le talon rose d'une femme
qui nage.
Là, viennent le Président du Tribunal, des juges, un sous-préfet
dégommé, le commandant de gendarmerie, le receveur particulier, un
forestier, des avoués, de petits jeunes gens, et tout le monde cancane,
potine, parle de l'article du Nouvelliste de l'endroit, ridiculise le
commissaire de police... Puis, le soir, dans le petit cercle, où l'on monte
par une espèce d'échelle, et qui a pour garniture de cheminée de son
salon, des chandeliers représentant Robert Macaire et Bertrand, en
galvanoplastie, ce sont les mêmes potins et les mêmes cancans qui
remplissent, dans la bouche des mêmes personnes, les heures de la
soirée jusqu'à minuit.
* * * * *
Lundi 12 août.--Visite de l'ancien château de Riceys, possédant la plus
belle allée de platanes que j'aie jamais vue: une allée de ces arbres à
peau de serpent, qui fait ici une ogive verte de 120 pieds au-dessus de
votre tête, et cela dans la longueur de trois cathédrales.
M. de Zeddes, le châtelain, après nous avoir promenés dans tout
l'immense château, où l'architecture Louis XV se greffe sur la
Renaissance, et où le jour entre par des fenêtres de tous les siècles, nous
fait monter dans les greniers, dans la forêt, équarrie de charpente, qui
asseyait autrefois un toit sur une habitation aux murs de six pieds

d'épaisseur.
Là, dans ce vieux bois geignant par le vent qui s'élève, j'ai la sensation
du gémissement d'une mer désolée! M. de Zeddes me disait qu'en
automne, à l'époque des tourmentes équinoxiales, il venait s'asseoir en
ces combles, et y restait deux ou trois heures, englouti dans la volupté
de ce grand bruit plaintif.
* * * * *
Lundi 19 août...
Cette grande, cette fluette femme, à la taille un peu carrée, à la gorge
toute menue, est très brune, avec de grands yeux noirs, tout doux, et
dont le regard est comme une caresse. Autour d'elle, il y a une petite
senteur sauvage, perdue dans un goût d'héliotrope. Aujourd'hui, elle
porte une robe rose, et sa longue et gracieuse personne fait un effet
charmant dans la verdure foncée des chênes de la forêt en son marcher
lent, en ses accroupissements légers, pour cueillir une fleur... Et la
femme est, pour ainsi dire, toute vêtue de chasteté.
* * * * *
Jeudi 22 août.--Un juge de Bar me racontait, ces jours-ci, une
perquisition qu'il avait faite à propos d'un vol de bijoux, chez une fille
de Pontoise. Un hareng saur était l'unique objet mobilier, qu'il avait
trouvé dans la première pièce. Et dans la
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