Journal des Goncourt (Deuxième série, troisième volume) | Page 5

Edmond de Goncourt
à celle qui s'est levée dans le
roman, une génération qui se mettra à faire l'histoire à mon imitation.
Oui, quoique les jeunes semblent jusqu'ici enracinés dans le vieux
passé et les vieilles méthodes, j'ai la conviction, que d'ici à peu d'années,
même parmi les élèves de l'école des Chartes, il y aura un abandon des
siècles antiques, pour remonter aux siècles modernes, et là, avec la
documentation de ces temps, ressusciter des morts, parmi cette
humanité vraiment galvanisable.
* * * * *
Mardi 9 avril.--On causait aujourd'hui, aux Spartiates, de l'espèce
d'esclavage que la femme apporte naturellement dans une liaison, de sa
charmante et complaisante servilité en amour.
* * * * *
Jeudi 11 avril.--La curieuse conversation--une conversation dont je n'ai
pu attraper que des bribes dans la gare du chemin de fer--entre un
cul-de-jatte, une jeune fille marchant avec des crosses, une vieille
femme aux oeillères à verres bleus lui couvrant les tempes.
La vieille femme a d'abord parlé de son mari malade, disant que depuis
trois mois elle couchait sur le paillasson, et que lui, ne voulait pas aller
à la consultation, parce que les médecins ne lui ôteraient pas le mal
qu'il avait dans le corps,--et se courbant, et imitant une toux au plus
profond de l'être, elle a ajouté: «C'est comme cela toute la nuit!... Oui
quand il ne pourra plus cracher, il sera nettoyé.»
Il est question d'une espèce de maladrerie de banlieue, où demeurent

tous ces estropiés, et où, un vieux père Romain vient faire, pour un sou,
les lits des gens qui ne peuvent se lever. Il était aussi question de
travaux, je ne sais lesquels par exemple, de travaux que pouvaient faire
des gens n'ayant presque plus l'usage de leurs membres.
Et chez ces éclopés, aux pépins déteints, ficelés autour de leurs corps,
et qui semblent les membres d'une immense association haillonneuse,
loqueteuse, vermineuse, il n'y avait ni tristesse, ni désolation, mais bien
au contraire régnait en eux un certain gaudissement, sur une note
raillarde.
* * * * *
--------Tout me désespère dans ce temps! ce n'est pas assez que mon
pays soit en république, il fallait encore qu'il se plaçât sous l'invocation
de Voltaire, de cet historien prenant le mot d'ordre des chancelleries, de
ce bas flatteur des courtisanes de la cour, de cet exploiteur de la
sensibilité publique, de ce roublard metteur en oeuvre de l'actualité, de
ce poncif faiseur de tragédies, de ce poète de la poésie de commis
voyageur, de ce poète anti-français de la Pucelle, de ce lettré enfin, que
je hais autant que j'aime Diderot.
* * * * *
Dimanche 14 avril.--On parlait des joies que donnait la croyance en soi,
folle, exagérée, enfantine. À ce propos, Zola nous entretenait de
Courbet, qu'il avait vu planté devant un de ses tableaux, se caressant la
barbe, et riant tout de bon, avec la répétition de cette phrase: «C'est
comique, cette peinture!»...
Et le terme de comique dans la bouche du Jordans moderne, équivalait
à sublime.
* * * * *
Mardi 23 avril.--Les critiques pourront dire tout ce qu'ils voudront, ils
ne pourront pas nous empêcher, mon frère et moi, d'être les Saint
Jean-Baptiste de la nervosité moderne.

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Mardi 30 avril.--Chez Daumier la réalité bourgeoise a parfois une
intensité telle, qu'elle arrive au fantastique.
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--------Aujourd'hui, au dîner Brébant, devenu une espèce d'antichambre
de ministère, c'est autour de moi un susurrement à voix basse de gens
qui se demandent et se promettent des places pour les amis.
Aujourd'hui littérature, art, science, tout se tait sous la grosse et bête
voix de la politique.
* * * * *
Jeudi 2 mai.--À l'exposition. C'est vraiment charmant cette petite et
rustique maison japonaise du Trocadéro, avec son enclos de bambous,
sa porte aux grosses fleurs sculptées dans un bois tendre, ses petits
arbres en paraphes d'écriture, ses parasols, sous l'ombre desquels se
remuent des volatiles minuscules, ses resserres en essences joliment
veinées: tout ce goût et tout cet art décoratif dans une habitation des
champs. Puis la petite maison aux chambres, grandes comme les
chambres de Pompéi, vous fait toucher le cadre étroit, où se joue la vie
de ce petit peuple.
Je déjeune avec le Chinois Tien-Paô, qui ne prend que du thé et des
oeufs. C'est un musulman sérieux, qui depuis qu'il est ici, faute d'avoir
trouvé un boucher, qui tue avec la parole consacrée, n'a pas encore
mangé de viande, et n'en mangera pas pendant les deux mois qu'il
restera ici. Tien-Paô a une entaille derrière le cou, où l'on mettrait les
deux doigts. À l'âge de quatorze ans, il a commencé à être décapité par
les Taï-Ping, et n'a dû son salut qu'à sa queue, qu'il se désole d'avoir
moins belle que celle
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